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4 3 2 1 – Paul Auster

4 3 2 1

4 3 2 1, le dernier roman très médiatisé de Paul Auster.

J’ai lu, il y a longtemps, « Trilogie newyorkaise ». Rien compris. J’ai fini le livre péniblement et n’ai plus jamais eu envie de lire cet auteur. J’avoue, c’était il y a fort fort longtemps. Mais le sentiment de ma propre bêtise reste encore gravé dans ma chair.

Hasard de lecture? Quand un livre nous choisit

À la sortie de 4 3 2 1, mon compagnon qui, lui, est un inconditionnel de l’auteur, se met à le lire.

De mon côté, j’étais en pleine initiation à la lecture en anglais. Si vous me connaissez un peu, vous savez que j’apprécie particulièrement les auteurs Anglo-saxons. Et je commençais à me dire que ce serait tout de même pas mal si je les lisais en version originale.

J’ai commencé timidement, avec deux livres bilingues qui m’ont fait prendre conscience de deux choses : d’abord que je n’étais pas aussi nulle que je le pensais, ensuite qu’effectivement lire un livre traduit c’était risquer de lire un livre écrit par deux personnes et que si le traducteur était aussi mauvais que celui qui a traduit mes livres bilingues, ça pouvait s’avérer beaucoup plus catastrophique que mon niveau d’anglais.

J’ai donc lu un autre livre, non bilingue cette fois, et je le terminais lorsque mon compagnon, de son côté, commençait 4 3 2 1. Il me propose alors de le lire, me dit que ça devrait me plaire. Je lui répète que mon expérience austérienne ne m’a pas laissé de bons souvenirs et qu’en plus j’avais lu que Paul Auster n’était pas un auteur facile à lire en anglais. Il argumente. Me dit qu’au contraire, 4 3 2 1 est écrit dans un anglais plus qu’abordable.

Et voilà comment j’ai commencé 4 3 2 1, roman de plus de 1000 pages, écrit dans une langue qui n’est pas celle de ma mère, et par un auteur pour lequel je nourrissais un fort a priori négatif.

Je ne vous cache pas que j’étais fort sceptique. Et pourtant. Je ne remercierai jamais assez mon compagnon de m’avoir un peu forcée.

Contexte : l’Amérique des années 50

Le roman se déroule dans les Etats-Unis des années 50. Il offre un excellent panorama des problèmes raciaux en Amérique à cette époque. Il montre également l’impact de la guerre du Vietnam sur les civils américains. Si j’ai eu de nombreuses occasions de pénétrer le point de vue du soldat au combat ou de celui qui en est revenu déchiré, broyé, jamais je n’avais incarné le point de vue des civils américains. Et j’avoue que ça m’a permis de prendre conscience d’une réalité historique qui m’avait jusque-là totalement échappé.

Le roman trahit aussi les passions de Paul Auster pour la littérature, le cinéma et le base-ball. J’avoue ne pas partager la dernière, et par conséquent, j’ai trouvé ces passages un peu plus longuets. Mais je dois reconnaître qu’ils m’ont permis de reprendre un peu mon souffle et de me refaire le petit schéma des quatre histoires que j’ai essayé de tenir dans ma tête toute la durée de la lecture.

Une écriture fluide

Mon compagnon avait raison, 4 3 2 1 est écrit dans un anglais plus qu’abordable, même si certaines phrases sont particulièrement longues. Pourtant, ça ne se ressent absolument pas. Je ne m’en serais d’ailleurs probablement jamais rendue compte, sans certaines interruptions inopinées. Vous savez, quelqu’un entre dans la pièce, commence à vous parlez, et vous lui dites « deux minutes, je termine ma phrase » et c’est là que vous vous rendez compte de la longueur de la phrase qui ne semble pas vouloir se terminer.

Une lecture fluide mais exigeante

Facile à lire, donc, mais exigeant. Ce n’est pas un livre dont on peut lire deux pages par semaine.  Il requiert à la fois l’attention et la disponibilité du lecteur, et je pense que c’est important de le savoir.

Des personnages identiques avec des vies différentes

Il s’agit, comme vous le savez sans doute, de quatre versions différentes de la vie d’une même personne. Mais cette vie, comme n’importe quelle autre vie, est peuplée de personnages qui, de facto, se retrouvent plus ou moins tous dans les quatre histoires.

La manière dont Paul Auster mène ces différents personnages est particulièrement impressionante. Parce qu’il n’y a pas que le protagoniste principal, Archie Ferguson, dont l’auteur nous présente des vies potentiellement différentes. C’est le cas de tous les personnages. Ce qui rend bien entendu le livre d’autant plus cohérent, puisqu’il n’y a pas que le personnage principal qui aurait pu avoir une vie différente. Pour un auteur c’est déjà difficile de faire évoluer un personnage conformément au caractère et à la personnalité qui sont les siens. Paul Auster y arrive, non pas une fois, mais quatre.  Il met les personnages devant des événements différents et parvient à maintenir malgré ces différences, la cohérence des personnages qui sont donc véritablement les mêmes, avec des vies autres. Un tour de force !

Des choses qui arrivent, d’autres pas, et celles qui restent dans l’ombre

Les différentes histoires sont loin d’être linéaires, on ne suit pas nécessairement les quatre Archie aux mêmes moments de sa vie. Certaines choses arrivent dans une version et pas dans l’autre, et dans une troisième, elles sont laissées dans l’ombre. On ne sait donc pas si elles se sont produites ou pas.

Evidemment entre les similitudes et les différences de chaque histoire, il est parfois difficile de se rappeler qui a fait quoi dans quelle version. Et même en étant très attentif, je pense qu’il y a nécessairement des choses qui échapperont au lecteur. Mais l’auteur est suffisamment habile et subtil pour s’assurer qu’il ne se perde pas tout à fait. Même si je ne vous cache pas qu’il m’est arrivé de retourner en arrière pour me rafraîchir la mémoire, et ça, alors même que je lisais en moyenne plusieurs centaines de pages par jours.

Effet miroir ou quand le lecteur complique la lecture

La construction narrative de 4 3 2 1 provoque une sorte d’effet miroir.

En lisant, en essayant de voir les implications de tel ou tel comportement ou décision sur la vie du protagoniste, je me suis rendue compte à quel point l’être humain essaie, continuellement, de trouver du sens, même là où il n’y en a pas. Et c’est peut-être ce que j’ai trouvé de plus magistral dans 4 3 2 1. C’est qu’entre les lignes, on peut lire que non, notre vie n’aurait peut-être pas été meilleure si on avait fait tel ou tel autre choix. Elle aurait juste été différente, mais il est impossible de savoir ce qu’elle aurait été.

Dans la vie comme dans le récit, nous n’avons jamais tous les éléments

Dans les différents récits, des circonstances identiques, comme les luttes raciales ou l’assassinat de Kennedy influencent différemment les protagonistes.

Les protagonistes eux-mêmes s’influencent mutuellement sans qu’il soit possible de savoir ou de découvrir ce qui a influencé qui ou quoi.

Enfin, un élément qui peut paraître néfaste et semble devoir conditionner la vie du protagoniste dans un sens malheureux peut s’avérer être une chance inouïe. Un événement malheureux ne mène pas forcément au malheur et un événement heureux ne mène pas forcément au bonheur.

Paul Auster nous montre ou nous démontre qu’il y a nécessairement toujours quelque chose qui nous échappe, que nous n’avons jamais tous les éléments, et que, par conséquent, nous ne pouvons prévoir ni l’impact, ni les conséquences de nos décisions ou des événements, pas plus que nous ne pouvons donc les juger, comme le constate Archie lui-même, après un dilemme imaginaire tout à fait savoureux :

« I’m saying you’ll never know if you make the wrong choice or not. You would need to have all the facts before you knew, and the only way to get all the facts is to be in two places at the same timewhich is impossible. »

Pourtant nous ne pouvons pas résister à la tentation du contrôle. Impossible de ne pas nous demander en lisant 4 3 2 1 si le hasard des événements conditionne ou non les orientations que nous prenons ou si ces orientations sont-elles elles-mêmes le fruit du hasard.

Et on comprend que cette question tourmente le lecteur, puisqu’elle est liée à celle de notre liberté.

Un petit mot sur la fin, sans rien dévoiler

Paul Auster boucle son histoire de façon magistrale. Je suis souvent déçue par la fin des livres que je lis. Je ne sais pas pourquoi. Ce fut loin d’être le cas ici. Je préfère ne rien dévoiler, mais l’auteur surprend le lecteur par une sorte de tour de passe-passe qui vient lier les quatre histoires d’une manière qui se veut presque apaisante. Il confirme également que, bien qu’inconsciemment et involontairement, le lecteur essaie de trouver du sens à l’enchaînement de chacune des histoires, en réalité, le seul sens à y trouver, c’est celui que lui a donné, arbitrairement, l’auteur. Et d’une certaine manière, il vient, à la fin du livre nous livrer une sorte de confession qui est particulièrement émouvante.

Pour conclure

Vous l’aurez compris, le roman est complet. Il offre une histoire (quatre en fait) qui fonctionnent, il actionne l’imagination et invite à réfléchir tout en offrant au lecteur quantité d’informations historiques qui s’intègrent parfaitement au récit.

Il faut encore noter que Paul Auster réalise cette prouesse avec énormément d’humour. Je vous laisse à ce propos découvrir comment Archie en est venu à s’appeler Ferguson. Et comment Paul Auster nous fait sourire dès les premières pages, pour mieux nous ensorceler. Délicieux. Aussi délicieux que les réflexions que cela entraîne chez Ferguson quand il l’apprendra, quelques centaines de pages plus tard.

Voilà ce que je peux vous dire de l’expérience 4 3 2 1.

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Lignes de faille – Nancy Huston

Lignes de faille est l’un de mes romans contemporains préférés. Écrit par Nancy Huston, que j’ai déjà mentionné dans d’autres articles (dans l’article : « Plaidoyer pour la fiction notamment).

Écrivaine franco-canadienne, née au Canada dans les années 50.  Elle est, parmi les auteurs contemporains, une de celles que je trouve la plus intéressante. Passionnée, engagée et en même temps humble. Elle ne prétend rien. Fait preuve, avec beaucoup d’intelligence, d’une authenticité devenue, à mon sens, trop rare dans la littérature française.

Lignes de faille a été publié pour la première fois en 2006. Ce n’est pas un long roman, un peu plus de 370 pages aux éditions J’ai Lu.

Une histoire racontée par des enfants

Lignes de faille est une histoire de famille, racontée par quatre enfants. Quatre enfants issus chacun de générations différentes.

Lignes de faille

Se mettre dans la peau d’un enfant est souvent hasardeux pour un auteur. Peu arrivent en effet à élaborer une voix suffisamment crédible pour que le lecteur y voit celle d’un enfant sans deviner l’adulte qui parle derrière. Mais Nancy Huston y parvient à merveille. Le lecteur y croit. Même si le discours n’est pas pour autant tout à fait enfantin. Au contraire. On pourrait d’ailleurs penser que la maîtrise du langage des narrateurs qui doivent avoir entre 6 et 7 ans pourrait décrédibiliser leur récit mais ce n’est pas le cas. Nancy Huston se tient sur un fil, en équilibre, et le récit tient la route.

Découvrir l’histoire à travers ces voix enfantine permet de capter presque instantanément l’empathie du lecteur. Parce que les enfants suscitent son instinct de protection. Le lecteur est alors plus apte à lui pardonner ses fautes ou défauts de caractère.

La construction du récit

Les récits qui se succèdent, sont incomplets. Comme des prélèvements d’un morceau d’enfance des protagonistes. Le lecteur devra donc recomposer lui-même les événements, dans leur enchaînement, mais également dans leurs relations de causes à effet. Ce dont l’auteur ne parle jamais. C’est une magnifique exécution du principe que tente de suivre tout écrivain : montrer plutôt que dire. Jamais Nancy Huston ne nous dit qu’untel est devenu acerbe parce qu’il à été confronté dans son enfance à de nombreux conflits avec sa mère ou son père, et pourtant, le lecteur en est parfaitement conscient. Mais il le découvre et le comprends lui-même, sans que l’auteur n’ait à le lui expliquer.

Lignes de failles nous montre, tant par son histoire que par sa construction originale, comment des chagrins ou des difficultés vécues par nos ancêtres, même si nous ne les avons pas connus, survivent à travers les générations futures. Par relations, conscientes ou non, de cause à effet. Tel chagrin engendre tel comportement qui conditionne le comportement de la génération suivante et ainsi de suite.

Lignes de faille sort le lecteur de lui-même

Un autre élément intéressant dans la construction du récit est la manière dont l’auteur agence les différentes histoires. On part de l’histoire la plus récente pour remonter à la plus ancienne. Nous retrouvons donc enfants, des personnages que nous avons abordés adultes, indirectement, dans les récits des enfants précédents. Ces personnages, initialement abordés de l’extérieur, à travers la voix d’un enfant sont tout à coup dévoilés au lecteur, non seulement à la première personne, mais également alors qu’il était lui-même un enfant.

Cette manière de procéder confronte le lecteur à ses propres schémas de fonctionnement. En lisant la première histoire, racontée par un enfant, il ne peut s’empêcher, fut-ce inconsciemment, de ‘prendre parti’ voir de juger certains intervenants. Mais le récit suivant est celui de l’un de ces intervenants que le lecteur s’était permis de juger. En découvrant son histoire, il se met à comprendre des actes qu’il a peut-être précédemment mal compris voire jugés absurdes. Il se met alors à relativiser. Se repositionner. Il s’adoucit.

Une humilité qui convoque l’intelligence du lecteur

En se limitant à donner au lecteur tous les ingrédients pour lui permettre de comprendre lui-même ce qu’elle ne dira jamais, Nancy Huston montre qu’elle fait confiance au lecteur. Lui laisse la place qui lui revient dans le récit. C’est en effet au lecteur qu’il appartient de construire la vie des personnages entre leur récit d’enfant et ce que nous découvrons d’eux, adultes, à travers les autres récits.

Par ailleurs, en présentant l’histoire dans un ordre antéchronologique, elle sort le lecteur de ses propres frontières, puisqu’en suscitant successivement, pour un même personnage, des émotions qui se contredisent, elle le force à sortir de lui-même pour analyser sa propre subjectivité et son incapacité à jamais comprendre le comportement des gens, tant leurs sources lui échappent.

Un roman à la fois humble et intelligent. Une magnifique leçon de vie sans prétention moralisatrice.

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La Dame en blanc – Wilkie Collins

La Dame en blanc fait partie du peu de romans que j’ai relu plusieurs fois. Généralement je préfère les nouvelles découvertes, mais je n’ai pas pu résister à l’envie de relire ce livre qui m’avait laissé il y a plusieurs années une forte impression.

La Dame en blanc

Je vous ai déjà parlé de Wilkie Collins dans l’article sur son autre roman : Sans nom.

J’aime beaucoup cet auteur et je regrette vraiment qu’il ne soit pas plus connu aujourd’hui.

La Dame en blanc est un long roman 848 pages chez Archipoche. Publié d’abord en feuilletons dans le journal de Charles Dickens, entre novembre 1859 et octobre 1860, et rencontrera un vif succès.

Pour la petite histoire, le récit est directement inspiré d’une expérience personnelle de Wilkie Collins qui rencontra un soir, lors d’une promenade, une jeune fille mystérieuse, habillée en blanc qui disparaitra après lui avoir tenu des propos incohérents.

Après enquête, l’auteur découvrira que cette femme est séquestrée par son mari. Il la délivrera et ils vivront ensemble, amants, jusqu’à la mort de Wilkie Collins.

L’histoire

La Dame en blanc raconte l’histoire d’une femme, victime d’un infâme complot qui tentera, avec l’aide de sa sœur, Marian Halcombe et de son ami dévoué, Walter Hartright, de recouvrir ses droits et même son identité.

Le thème de l’identité, également présent dans Sans nom est effectivement un sujet cher à Wilkie Collins.

Le récit se déroule sous la forme d’une enquête et s’ouvre sur la rencontre étrange de Walter Hartright, une nuit, avec une femme habillée en blanc.

L’intrigue est recherchée, compliquée, et ne laisse aucun répit au lecteur que Wilkie Collins fait courir d’énigmes en énigmes.

Comme je le disais déjà dans mon article sur Sans nom, Wilkie Collins est un magicien. Il tisse, l’air de rien, la trame de son intrigue. Chaque élément est calculé, mesuré, pesé. Et tout est lié de manière cohérente.

Je ne vous e dit pas plus sur l’histoire. Ce serait inutile, tant les rebondissements sont nombreux.

Structure narrative

La Dame en blanc est un récit raconté successivement par différents personnages. On connait ce genre de procédé assez courant qui permet de montrer au lecteur la part de subjectivité inhérente à tout récit.

Ce qui est particulier dans la structure narrative de la Dame en blanc, c’est la manière dont cette polyphonie s’agence. Les différentes parties du récit sont chaque fois racontées par le protagoniste qui a vécu les faits et qui est le plus à même d’en parler.

Wilkie Collins utilise en quelque sorte la forme du procès pour structurer son récit. L’histoire est en effet racontée comme elle aurait pu l’être devant un tribunal. Les différents protagonistes interviennent en qualité de témoins. Le lecteur jouant quant à lui, d’une certaine manière, le rôle du juge qui entendrait tous ces témoignages pour tenter de reconstruire lui-même le déroulé des faits.

L’auteur pousse l’analogie assez loin en donnant la parole à tous les témoins, quel que soit leur métier, leur classe, leur niveau d’éducation ou leur sexe, mais également en allant jusqu’à produire le « témoignage » fournit par une inscription funéraire. Témoignage que l’on pourrait tout aussi bien appeler « pièce à conviction ».

Cette analogie structurelle avec la tenue d’une affaire judiciaire est évidemment voulue par Wilkie Collins et, il faut le dire, fonctionne à merveille, puisque cette forme est amplement justifiée par la nature même du récit.

Wilkie Collins parvient d’ailleurs un tour de force impressionnant en reliant à la fin de l’histoire cette forme particulière au récit lui-même. Mais je n’en dirai pas plus.

Genre

On retrouve dans la Dame en blanc un début qui relève plutôt du romantisme anglais et qui, progressivement va se transformer pour prendre une forme plus gothique, avec des cimetières, des ruines, des rencontres nocturnes, un asile psychiatrique, etc.

Ambiance angoissante à laquelle Wilkie Collins rajoute beaucoup de tensions, des secrets de famille, et un brin de perversité.

La Dame en blanc est un roman du 19ème, il faut aimer ce genre de littérature, mais la plume de Wilkie Collins est suffisamment alerte et vive pour n’être pas ennuyeuse et conserver une certaine modernité.

Les personnages de la Dame en blanc – un roman de femmes

La Dame en blanc est assurément un roman de femmes. Hormis Walter Hartright, les personnages pivots de cette histoire sont des femmes. Des femmes différentes, ayant chacune leurs points forts et leurs faiblesses. La jeune Marian Halcombe porte bien son prénom et est digne de représenter les plus fervents combats féministes.

Elle est intelligente, moderne, vive, et regrette souvent de ne pas être un homme, ce qui suffit pour montrer sa modernité.

Sa sœur Laura est peut-être un peu plus fade, mais elle reflète une réalité et surtout la condition de la femme à cette époque. Je considère en effet que Laura incarne l’image de l’idéal de la femme de ces temps qui ne sont pas si reculés. Un être fragile, faible, dépendant, voire insipide.

Et si Laura ennuie peut-être un peu le lecteur c’est qu’il y a, pour nous, lecteurs contemporains, quelque chose de choquant voire de dérangeant dans cette peinture trop lisse de la femme.

Par ailleurs, la pâleur de Laura permet d’accroitre le contraste avec sa sœur, Marian. Contraste qui rend l’ensemble du récit d’autant plus émouvant.

Néanmoins, quel que soit leur sexe, tous les personnages sont fouillés et contrastés. Ils sont tous différents et Wilkie Collins parvient à leur donner une voix propre malgré leurs différences. Difficile d’imaginer qu’il n’y ait qu’un seul homme derrière tous ces personnages.

Quelques considérations personnelles

Je suis toujours aussi fascinée par la force de Wilkie Collins qui construit ses intrigues et ses complots d’une manière rarement égalée.

Un rythme soutenu renforce le suspense pour s’assurer, à chaque instant, l’attention du lecteur. Ce, même lorsqu’il se hasarde à quelques descriptions. Il parvient littéralement à obséder le lecteur.

La tension est omniprésente et même les éventuelles longueurs sont rapidement balayées par l’avidité du lecteur impatient.

J’ai en effet toujours considéré ce livre comme fondateur pour moi. Jusque là, je songeais à la Dame en blanc sans hésiter lorsqu’on me parlait de mes « livres préférés », même si je n’aime pas tellement ce terme tant les préférences sont toujours liées à des éléments changeants.

D’ailleurs, avec cette deuxième lecture, je serai plus nuancée que je ne l’ai été jusqu’ici.

Je regrette effectivement un peu cette tension permanente qui fait obstacle à une lecture plus réflexive. Le lecteur est tellement plongé dans l’intrigue qu’il en perd presque la tête et l’esprit.

Par conséquent, après réflexion, il me semble que Sans nom est à ce titre infiniment plus intéressant. L’intrigue et le suspense y sont peut-être moins soutenu, mais le roman est plus équilibré. L’intrigue laisse plus de place au lecteur. À ses pensées, aux réflexions que lui inspirent le récit.

Je comprends donc finalement (il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis) pourquoi de tous les romans de Wilkie Collins, c’est Sans nom que Dickens préférait.

Par contre, la Dame en blanc est peut-être un roman plus adapté à des lecteurs qui ont perdu l’habitude de lire et dont l’intérêt nécessite d’être quelque peu stimulé.

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Le Moulin sur la Floss – George Eliot

Le Moulin sur la Floss
Le Moulin sur la Floss

Le Moulin sur la Floss a été publié pour la première fois en 1860.

Époque où le romantisme anglais se développe. Et dont le roman relève en partie, même s’il est probablement plus réaliste que romantique.

C’est un roman relativement long (697 pages chez folio classique).

Le récit se déroule dans l’Angleterre rurale du XIXème siècle. Histoire de famille, fresque sociale, roman psychologique, le Moulin sur la Floss, est riche.

L’histoire

C’est l’histoire de Maggie qui, on le comprend dès le début, est différente. Elle a l’esprit vif et, on pourrait dire, qu’elle est légèrement en avance sur son temps.

Son impulsivité, son besoin d’émancipation mais aussi sa curiosité, la rendent souvent maladroite. Et elle désespère sa famille, sa mère et ses tantes surtout.

Elle le regrette. Elle aimerait être aussi sage et distinguée que sa cousine. Mais elle ne peut aller contre sa nature et luttera entre ces deux influences tout au long du livre.

Elle se retrouve donc coincée entre ses propres instincts et les principes de son époque incarnés de manière presque caricaturée par sa mère, ses tantes, mais surtout son frère.

Le lien entre Maggie et son frère Tom est très fort. Mais cet amour fraternel est malmené et menacés par des conceptions, des caractères et de valeurs qui s’opposent.

L’histoire est relativement simple. Pas d’intrigue compliquée. Pourtant le Moulin sur la Floss fait passer le lecteur du rire aux larmes en passant par la crainte. Et la succession de ces émotions rend le roman difficile à lâcher.

Les personnages

Le personnage de Maggie est particulièrement intéressant, parce qu’il est subtilement nuancé. Ni tout à fait révolutionnaire, ni tout à fait soumises. Entre les valeurs que lui présente la société et ses propres sentiments et intuitions Maggie est plus perdue que révoltée. Le lecteur suit en cela plus une errance qu’un combat et c’est particulièrement touchant.

Certains personnages, comme les tantes, sont légèrement caricaturés, mais de ces caricatures qui nous font rire et en même temps soulèvent tout le ridicule de certaines constructions sociales.

J’ai particulièrement été touchée par le père de Maggie, Monsieur Tulliver. Tellement têtu que j’ai souvent eu envie d’entrer dans le roman pour le secouer et lui montrer à quel point son obstination était ridicule. Et pourtant, on ne peut pas lui en vouloir. On ne peut qu’être attendri par cet homme qui n’a pas trouvé d’autre moyen de s’en sortir avec ce qu’il appelle lui-même ce casse-tête qu’est la vie.

Le style

Le roman est fluide. Les phrases, les images, les descriptions coulent à travers les pages comme l’eau de la Floss dans le roman dans un style intimiste, poétique, romantique, mais aussi légèrement ironique.

Certains parlent de longueurs, encore une fois, je n’en ai ressenti aucune. Il y a peut-être confusion entre longueurs et rythme. Il est vrai que le récit tantôt s’accélère, tantôt ralentit. Mais ces variations me semblent indispensables pour laisser au lecteur le temps d’assimiler toute la richesse du roman.

Le Moulin de Dorlcote laisse dans l’esprit du lecteur une image qui risque bien de l’accompagner toute sa vie. Comme un endroit magique, romantique, dans lequel il peut lui-même se retirer pour méditer. Plus qu’un lieu, George Eliot en fait tout un symbole.

Le Moulin sur la Floss interroge

Le Moulin sur la Floss, à travers l’histoire de Maggie, ses relations au monde, à sa famille mais également ses propres conflits psychologiques, pose énormément de questions. Questions auxquelles George Eliot a la sagesse de ne pas prétendre avoir les réponses. Puisque chacun devra trouver les siennes. Puisque chacun fait comme il peut avec ce casse-tête qu’est la vie.

Il sonde ainsi notamment l’enfance. Sa magie, son innocence, mais aussi son pouvoir inconscient sur notre manière d’aborder le présent.

Il aborde également la position de la femme dans le monde. Son besoin d’indépendance sans cesse confronté non seulement aux réalités sociales mais également à la dépendance psychologique de la femme. Dépendance dont il est autrement plus difficile de se défaire que de la « simple » dépendance financière.

À cet égard, le renoncement de Maggie peut nous paraître frôler l’absurde. N’oublions pas que nous appartenons à autre siècle.

Certains déplorent que George Eliot ferait dans le Moulin sur la Floss l’apologie du renoncement. Je ne partage pas cet avis. Encore une fois. George Eliot interroge, sans juger ni décider à notre place ce qui est juste ou non.

En ce qui concerne le renoncement, je dirais même qu’en nous peignant les conséquence absurdes et malheureuses qui peuvent en découler lorsqu’il est poussé à l’excès, il difficile de prétendre que l’auteur nous inviterait d’une quelconque manière à suivre cet exemple.

Le Moulin sur la Floss nous montre par contre, avec humour et poésie, la nécessité de nous interroger constamment pour ne pas rester enfermer dans un système de pensées, un point de vue dont, à défaut de remise en question il n’est pas possible de voir l’absurdité ou les défaillances.

Un petit mot sur la fin

La fin m’a surprise, je ne vous le cacherai pas. Dans un premier temps, je me suis même sentie déçue. J’ai eu l’impression que Maggie avait encore beaucoup de chemin à faire. Que ça ne pouvait pas se finir comme ça. Que c’était comme si George Eliot en avait eu marre et avait mis brusquement un terme à son histoire. Et dans un premier temps j’ai donc trouvé cette fin trop facile et trop expéditive.

Et puis, en constatant à quel point cette fin restait incrustée dans mon imaginaire, j’ai changé d’avis.

La fin est douloureuse et émouvante, mais, je l’ai compris plusieurs jours après avoir refermé le livre, c’est aussi un magnifique message d’espoir et d’amour. Parce que c’est bien l’amour que fait finalement triompher George Eliot.

Je me suis également rendu compte qu’en plus, en terminant le roman comme elle le fait, non seulement George Eliot fait triompher l’amour, mais elle invite le lecteur à dépasser son propre égoïsme.

La fin est telle qu’elle doit être, même si elle frustre le lecteur qui en aurait voulu plus et peut-être autrement. Le lecteur doit donc mettre sa frustration de côté et reconnaître que cette fin est magnifique. Même si elle est différente de ses attentes.

George Eliot parvient ainsi en terminant son histoire, à la rendre tout simplement immortelle.

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Jude l’Obscur – Thomas Hardy

Jude l’obscur est publié en 1895. Ecrit par Thomas Hardy. Un auteur malheureusement un peu méconnu aujourd’hui, ce qui est d’autant plus étonnant que plusieurs de ses œuvres, dont Jude l’Obscur, ont été adaptées au cinéma.

Jude l'Obscur

Pour la petite histoire, il est initialement paru sous forme de feuilletons.

À sa sortie, il fait scandale et sera même brûlé en public.

C’est le roman le plus sombre de Thomas Hardy, et aussi son dernier.

L’histoire

Un roman troublant. Sombre et triste. Mais aussi romantique et surtout très émouvant.

Une magnifique histoire d’amour mais aussi une grande histoire sociale.

Bien qu’il ait donné son titre au livre, Jude l’Obscur n’est pas seulement l’histoire de Jude. C’est aussi celle de Sue. De leur amour, de leur misère et de leur lutte contre l’ordre social établi. Les institutions comme le mariage, mais aussi la religion et les classes sociales.

Jude voudrait entrer à l’université. Il étudie, seul dans son coin tout en essayant de gagner maigrement son pain. Mais quand se procurer des livres est déjà un obstacle, se hisser au-dessus de sa condition sociale paraît impossible.

Sue de son côté refuse la soumission qu’impose sa condition de femme. Intelligente, instruite, ouverte d’esprit, elle cherche à s’affranchir de la société et surtout des règles qu’on lui impose en tant que femme. Raison pour laquelle elle refuse le mariage. Un personnage qui semble taillé sur mesure pour plaire aux féministes. 

Il faut bien comprendre qu’à l’époque, vivre hors mariage est un crime. Mais Sue a ses convictions et préfère vivre dans ce que la société considère comme un péché plutôt que de sacrifier son indépendance.

Malheureusement, Jude et Sue ne font pas le poids face à cette société. Qu’ils s’y soumettent ou non, ils n’y échapperont pas.

Je vous l’ai dit, c’est une histoire triste. Peut-être la plus triste et émouvante que j’ai jamais lue.

Jude et Sue ne sont pas de taille face à cette société qui va littéralement les broyer.

Critique sociale

À la base, Thomas Hardy voulait montrer au monde les difficultés que rencontraient les non-privilégiés qui, à l’époque, désiraient s’instruire.

Le roman va toutefois bien au-delà puisque la critique de l’institution du mariage est aussi centrale que celle de l’éducation et de la classe sociale.

La question que pose le roman, c’est au fond celle de savoir s’il est possible d’être différent. Et si oui, dans quelle mesure.

Parce qu’être différent, c’est remettre en cause les choix de la société, de l’ordre établi.

Si l’éducation et le mariage ne sont plus aussi rigides qu’à l’époque, la question demeure toutefois d’actualité. On peut en effet se demander s’ils ne pourraient pas aujourd’hui être remplacés par d’autres phénomènes tels que la mode, le consumérisme ou les réseaux sociaux.

Jude l’Obscur évoque aussi, dans ce contexte, la complexité de l’homme qui, alors qu’il est convaincu lui-même de vouloir une chose se laisse parfois détourner de ses objectifs. Il montre le tiraillement de l’homme entre ses rêves lointains et ses plaisirs immédiats. Les déchirements de l’âme humaine que ces tensions engendrent. Sur ce point encore, le roman demeure éminemment moderne.

Le pessimisme de Jude l’Obscur

Comme je l’ai déjà dit, le roman n’est pas très optimiste. L’histoire ne donne aucun espoir.

Généralement, je n’aime pas tellement les histoires aussi tristes. J’ai besoin d’espoir. De croire qu’il y en a toujours. Pourtant, j’ai été profondément marquée par Jude l’Obscur. L’histoire est poignante et on ne peut pas regretter de se plonger dans un tel récit.

Peut-être est-ce parce que l’espoir est à trouver ailleurs. Dans l’impact que ce récit ne peut manquer d’avoir sur le lecteur. Jude l’Obscur ne peut que le révolter, lui donner envie d’être meilleur et peut être de tenter pour sa part de changer ce qu’il peut.

Peut-être que ce que Thomas Hardy tente de nous dire c’est : voyez comme ils ont été broyés par la société. Vous sentez que c’est injuste. Et triste, et qu’on ne peut pas leur reprocher de ne pas avoir essayé. Alors réveillez-vous.

À l’époque les gens se sont sentis insultés. Ils n’ont pas supporté et le roman a fait scandale.

Aujourd’hui, avec l’évolution des mentalités, le roman ne nous parait plus scandaleux. Mais il n’empêche que son effet coup de poing demeure intact. Peut-être même est il plus utile de nos jours, avec plus de recul. Quelque part, Thomas Hardy était un peu trop en avance pour son époque.

Quoiqu’il en soit la lecture de Jude l’Obscure continue de faire réfléchir.

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Melmoth – Charles Robert Maturin

Melmoth, publié en 1820 est un grand roman, généralement comparé à Faust de Goethe. Malgré le succès qu’il aura au 19ème (et même au début du 20ème) et son influence sur de nombreux auteurs demeurés célèbres aujourd’hui (Balzac notamment), il n’a malheureusement pas traversé la culture populaire (mais nous pouvons toujours faire changer les choses).

Melmoth

Le roman est très long, 807 pages chez Libretto.

C’est l’histoire d’une âme damnée, celle de Melmoth. Une histoire qui n’est pas de celles qu’on résume.

Les huit cent pages du roman défilent facilement. Il y a peut-être juste quelques passages un peu plus longs ou lents au milieu du roman, mais qui n’enlèvent rien à sa qualité et permettent peut-être au lecteur de souffler un peu. Parce que les histoires de Melmoth sont particulièrement sombres et tragiques.

Les histoires de Melmoth

Ce n’est pas une faute, j’ai bien écrit les histoires au pluriel. Parce que c’est effectivement au travers de différents récits que l’on découvre progressivement Melmoth.

C’est ce qu’on appelle un roman à tiroirs. Un récit construit comme des poupées russes. Un personnage rencontre un personnage qui lui raconte une histoire. Dans cette histoire, un personnage raconte lui-même une autre histoire, dans laquelle un nouveau personnage raconte à son tour une histoire, et ainsi de suite.

Il y a au total six récits. Et si l’histoire de Melmoth constitue le fil conducteur du roman, chaque récit pourrait à lui seul former un roman. On a donc l’impression de lire plusieurs récits successifs.

Si ce procédé offre l’avantage au lecteur de découvrir Melmoth à travers des voix narratives très différentes, il peut néanmoins avoir quelque chose de déroutant voir de frustrant. On quitte, parfois un peu brusquement, une histoire pour se plonger dans une autre.

Et si c’est frustrant, il faut le dire, c’est surtout parce que l’auteur prive le lecteur de récits de qualité qu’il regrette d’être contraint de quitter.

La frustration est peut-être aussi provoquée par la relative absence de Melmoth dans ces différents récits. Il est toujours présent, certes, mais il est, d’une certaine manière, secondaire, voire même parfois, effacé.

Encore un tour de force d’ailleurs de construire la vie d’un homme à partir de récits dans lesquels cet homme intervient comme personnage qu’on pourrait presque qualifier de secondaire.

L’ensemble prend néanmoins tout son sens au fur et à mesure de la lecture.

Un roman protéiforme

S’il s’agit sans conteste d’un roman gothique, on le qualifie aussi généralement de fantastique et de romantique.

Roman gothique

Tous les éléments du gothique sont en effet présents dans Melmoth : l’ambiance, la présence de la nature, du mystère et surtout, des ténèbres. On y retrouve absolument tout, l’auteur ne nous épargne rien : prisons de l’inquisition, passages secrets, ruines, châteaux sombres, cachots, monastères austères, cimetières, orages, tempêtes, etc.

Tension entre fantastique et réalisme

Le roman est également souvent qualifié de fantastique en raison du personnage même de Melmoth. C’est pourtant pratiquement le seul élément fantastique du roman. Ce qui en fait d’ailleurs probablement toute sa force.

L’auteur fait en effet évoluer Melmoth dans un monde qui s’assimile à celui du lecteur.

Or, ce contraste entre Melmoth, personnage maléfique imaginaire et le contexte réaliste du roman crée une tension particulièrement intéressante, puisqu’elle renforce l’« effet miroir » de la lecture. Le lecteur ne peut effectivement pas se retrancher derrière le caractère exagérément fantastique du récit pour s’épargner certains questionnements que ce dernier lui pose.

Melmoth : un personnage romantique

Nous avons vu que les éléments gothiques et romantiques présentent beaucoup de similarités. Ce n’est donc pas étonnant que le roman puisse être à la fois qualifié de gothique et de romantique.

Néanmoins, je préciserais que si le roman est incontestablement gothique par son ambiance ou disons, plus généralement, par sa forme, Melmoth, lui, est incontestablement un personnage romantique.

Certes, Melmoth est un suppôt de Satan, l’incarnation du mal. Un personnage que tout le monde craint.

Néanmoins, nous découvrons un personnage tiraillé d’envies et de sentiments contradictoires. Donnant une apparence d’insensibilité totale mais dont le lecteur sent pourtant très clairement toute la souffrance. Melmoth est à la fois cynique et mélancolique. Indifférent et passionné.

Le personnage est à ce point bien réalisé que le lecteur finit par se surprendre à le plaindre, voire même à s’y identifier. Parce qu’il incarne toutes les contradictions insolubles de l’homme.

Melmoth se montre donc plus complexe qu’il n’y paraît. Un être humain avant tout. Un homme qui a cédé à ses faiblesses et vendu son âme au diable. Mais le lecteur le sent, ces faiblesses sont le lot de chacun. Chaque être humain sur terre partage les faiblesses de Melmoth.  Melmoth est notre part de ténèbres à tous.

Thèmes abordés

Parmi les thèmes abordés, il y a certes une critique sociale de l’Angleterre du 19ème ainsi qu’une remise en cause de l’Eglise.

Si ces thèmes sont historiquement intéressants, ce qui contribue selon moi à l’intemporalité de Melmoth, ce sont les questions que le roman soulèvent concernant l’homme, et plus particulièrement, ses contradictions et sa spiritualité.

Les problèmes qu’ils soulève concernant l’humanité, la part d’ombre en chacun de nous et les possibilités de la gérer demeurent en effet éminemment contemporaines. Et c’est, je pense, surtout pour cette raison qu’il a tant influencé les grands auteurs du 19ème siècle.

Disponible en ligne gratuitement

Pour les adeptes de la lecture numérique, sachez que Melmoth est disponible gratuitement en ligne : feedbooks

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La vraie vie de Sebastian Knight – Vladimir Nabokov

La vraie vie de Sebastian Knight

La vraie vie de Sebastian Knight est un court roman (309 pages chez folio) écrit par Vladimir Nabokov en 1941. Malheureusement moins connu que Lolita, roman auquel on pense directement quand on parle de cet auteur.

La vraie vie de Sebastian Knight

Un roman court donc, mais un très grand roman. Et relativement facile à lire, ce qui, évidemment, n’enlève rien à sa qualité, que du contraire.

En effet, si La vraie vie de Sebastian Knight se lit facilement, il n’en reste pas moins que le style, les images, les associations de mots demeurent particulièrement savoureuses. Et elles sont d’ailleurs parfois plus compliquées qu’elles n’y paraissent. Elles ont toutefois l’avantage de ne jamais ralentir ni appesantir la lecture.

À titre d’exemple, au début du roman, Vladimir Nabokov parlant du mouvement d’un fiacre le décrit comme « d’une mnémonique banalité ». Facile de passer outre mais possible aussi de méditer quelques instants sur une telle association de mots.

Notons enfin pour être complet que si Vladimir Nabokov est un écrivain russe, il a écrit La vraie vie de Sebastian Knight en anglais (son premier roman en anglais).

L’histoire

Qui est Sebastian Knight, ou plutôt qui était-il ? C’est la question à laquelle va tenter de répondre son demi-frère en partant sur ses traces.

À travers les livres qu’il a écrits, puisque Sebastian Knight était écrivain, mais également à travers les lieux qu’il a fréquentés et les gens qu’il a côtoyés.

Le narrateur tente de comprendre ce frère mystérieux qu’il a toujours admiré sans le connaître vraiment et avec lequel il avait une relation toute aussi étrange, marquée sous le sceau des rencontres « manquées ». Rencontres manquées particulièrement touchantes, surtout la dernière.

Voyez vous-même comment le narrateur parle d’une de ces rencontres manquées : « Tout à coup, sans la moindre raison, je me sentis infiniment triste à son sujet et un vif désir me vint de lui dire quelque chose d’authentique, quelque chose d’ailé et de tout palpitant, mais les oiseaux que j’appelais ne vinrent se poser sur ma tête et mes épaules que plus tard, lorsque je fus seul et n’eus que faire des mots ». Émouvante manière de dire qu’on n’a pas su trouver ses mots n’est-ce pas ?

Le narrateur va donc mener son enquête, mais les pièces qu’il récolte ne semblent pas s’imbriquer. Certaines sont même totalement contradictoires. Et puis il y a des trous, des pièces qui manquent.

S’il ne s’agit pas d’une enquête telle qu’on la conçoit généralement dans les romans d’aventure, il n’empêche que l’intrigue nous tient. Au bout du compte, le narrateur n’apprend pas grand-chose sur Sebastian Knight, mais ce qu’il apprend et que le lecteur découvre avec lui est peut-être autrement plus fondamental et intéressant.

Le mystère

La Vraie vie de Sebastian Knight dénonce le vrai, l’illusion de la certitude. La seule vérité qui nous soit saisissable est qu’il n’y en a pas, que la vie, les gens demeureront toujours pour les pauvres êtres que nous sommes, un mystère.

On ressent cette incertitude d’emblée, lorsque le narrateur commence à nous parler de son frère. Il essaie de se rappeler et fait, à propos de ses souvenirs, cette remarque qui en elle-même contient déjà tout le roman : « je ne puis dire si je tiens ce renseignement de ma mère, ou s’il m’est fourni par le souvenir, demeuré dans mon subconscient, de quelque instantané jauni, vu dans l’album de famille. »

Tout est fiction. Une fiction créée par notre subjectivité. Et, comme le dit Vladimir Nabokov : « peut-être sommes-nous lui et moi, un autre, qu’aucun de nous deux ne connait ».Lui aussi plaidait donc pour la fiction.

Il nous invite donc à remettre en question notre idée du vrai. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui pourrait même l’être ou, à tout le moins, comment ce vrai pourrait-il nous être accessible à nous qui ne voyons jamais la vie que d’un côté, celui de notre subjectivité. À ce sujet, Vladimir Nabokov nous donne un conseil : « ne sois pas trop assuré d’apprendre de l’intermédiaire le plus honnête. Ne perds pas de vue que tout ce qu’on te dit est en réalité triple : façonné par celui qui le dit, refaçonné par celui qui l’écoute, dissimulé à tous les deux par la mort de l’histoire ».

Affinités avec le roman gothique

Si La vraie vie de Sebastian Knight ne me semble pas pouvoir être qualifié en tant que tel de roman gothique, il faut néanmoins reconnaitre qu’il présente certaines affinités avec le genre.

Dans le sujet d’abord, puisqu’en démontrant l’incapacité humaine à connaitre ou à appréhender le vrai, il reconnait que la vie, les gens auront toujours une part de mystère. Thème gothique par excellence.

Dans la forme ensuite, puisqu’il faut reconnaître que l’on retrouve dans La vraie vie de Sebastian Knight une ambiance envoûtante qui frôle parfois le surnaturel.

Pour conclure

La vraie vie de Sebastian Knight n’est pas un roman d’aventure, ne vous y trompez pas. Mais la lecture en est une.

Effectivement, même s’il y a une certaine lenteur dans le roman, le lecteur en est à peine conscient, tant l’écriture de Vladimir Nabokov est envoutante.

En outre, compte tenu des questions qui sont soulevées, cette lenteur me semble indispensable pour permettre au lecteur son propre cheminement de pensée.

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Sans nom – Wilkie Collins

Sans nom, publié en 1862 est un gros roman, 829 pages aux éditions Phébus libretto.

Sans nom - Wilkie Collins

Wilkie Collins est un écrivain britannique de l’époque victorienne, contemporain et ami de Dickens (ils ont même écrit un livre ensemble). Généralement considéré comme le père du roman policier quoique malheureusement trop méconnu.

Si Wilkie Collins était en effet aussi populaire que Dickens à l’époque victorienne, il est aujourd’hui moins connu que son ami. Un des grands mystères de la postérité.

Il semblerait que Sans nom soit, parmi les romans de Wilkie Collins, celui que préférait Dickens.

L’histoire

Un début un peu lent

J’ai trouvé les deux cent premières pages assez longues. Wilkie Collins nous dépeint pendant toutes ces pages la vie d’une famille heureuse où grosso modo tout se passe pour le mieux.

En effet, la famille Vanstone, les parents et leurs deux filles, vivent un bonheur complet. La famille est aisée, privilégiée, et tout le monde s’aime.

À ce tableau familial idyllique, il faut ajouter une gouvernante qui fait presque partie de la famille et qui d’ailleurs est restée au service des Vanstone alors que les filles n’avaient plus besoin de gouvernante depuis longtemps.

Hormis quelques petites histoires somme toute assez banales et une description des liens entre ces différentes personnes, j’ai trouvé qu’il ne se passait pas grand-chose durant ces premières pages.

C’est là qu’on se rend compte que le lecteur est un personnage compliqué. Il n’aime pas quand ça se passe mal, souffre avec les personnages, mais quand tout se passe bien, il s’ennuie.

À la fin du livre, je me suis demandé sincèrement si ces pages étaient de trop, et je dois vous avouer que non. Elles permettent en effet au lecteur de mieux comprendre la complexité autant de l’intrigue que des personnages. Et si le lecteur accepte de faire preuve de patience, je lui garantis qu’il sera récompensé de ses efforts.

Quand l’histoire bascule

Wilkie Collins nous dépeint donc pendant approximativement deux cent pages un bonheur presque complet. À la limite du tableau naif.

Mais tout d’un coup, l’histoire bascule avec la mort inopinée des parents Vanstone. Dès cet instant, le lecteur n’aura de répit qu’une fois le roman terminé. Et quand ce sera fini, il ne pourra s’empêcher de le regretter.

Vous vous demandez peut-être pourquoi la mort des parents Vanstone fait basculer la vie de leurs filles. Ils étaient riches et leurs filles à leur mort devraient hériter de leur fortune et être ainsi à l’abri du besoin pour épancher leur tristesse.

Ça ne sera pourtant pas le cas. La mort des parents Vanstone prive les sœurs Vanstone non seulement de leur affection mais les dépossède aussi de toute leur fortune et même de leur nom, ce qui, à l’époque, signifie leur identité.

Les sœurs Vanstone ne se retrouvent pas ainsi dépossédées en raison d’un « complot fomenté par des gens du meilleur monde » comme l’indique erronément la quatrième de couverture mais en raison d’une conséquence absurde du système juridique de l’époque. Ce faisant, Wilkie Collins renforce sa critique de la société victorienne.

Je ne vous en dirai toutefois pas plus sur cette question afin de ne pas priver le lecteur, qui souhaiterait lire le livre, du plaisir de découvrir lui-même les raisons de ces circonstances malheureuses pour les sœurs Vanstone.

Une histoire de vengeance

Les sœurs Vanstone sont très différentes. La première, Norah, est raisonnable, posée et accepte son sort avec résignation. La seconde, Magdalen, est fougueuse, légèrement orgueilleuse et, à l’inverse de sa sœur, refuse de se soumettre à un sort qu’elle estime injuste. Elle projette donc de se venger.

Dès cet instant, Sans nom devient une histoire de vengeance. La vengeance d’une femme qui est prête au pire pour réparer l’injustice donc elle estime être victime.

Et de complots en complots, Sans nom, qui ressemblait jusque là à une douce ballade, tient le lecteur par les tripes pour ne plus le lâcher.

Wilkie Collins est un tisserand. Il jongle admirablement avec les éléments du récit. Pèse ce qu’il dévoile et ne dévoile pas, donnant ainsi l’occasion au lecteur de participer à la création de l’histoire, ce qui crée l’attachement à la lecture. Le lecteur anticipe. Parfois il est dans le bon, parfois pas. Il joue avec sa propre imagination, qu’il tente de faire dialoguer avec celle de l’auteur.

Certains regrettent le côté ‘fleur bleue’ de la fin de Sans nom. Personnellement, je trouve plutôt réconfortant que Wilkie Collins arrive à tirer une fin positive d’un roman aussi noir.

La construction du récit

Si la majeure partie du récit nous est racontée par un narrateur extérieur, de manière somme toute assez classique, elle présente toutefois deux caractéristiques intéressantes.

La première est de découper la narration de manière « géographique ». Liant de cette manière l’évolution de l’histoire à des lieux très précis.

La deuxième particularité est d’avoir entrecoupé chaque bloc de narration géographique par ce que l’auteur appelle des « intermèdes ». A savoir, des lettres envoyées par les différents protagonistes de l’histoire.

Le procédé permet au lecteur de pénétrer le point de vue des différents protagonistes du récit et donc de se faire une idée plus riche de l’histoire, d’élargir son point de vue et de se forger ainsi sa propre opinion.

Les personnages

Les personnages, comme toujours chez Wilkie Collins, sont attachants et crédibles.

Il parvient à rendre drôles et sympathiques des personnages à la moralité douteuse. Le capitaine Wragge que je vous laisse découvrir si vous décidez de lire le livre est un personnage objectivement méchant et méprisable, mais il est peut-être le plus drôle et le plus touchant du récit.

Par ailleurs, en nous présentant au début du récit Magdalen comme une jeune fille innocente et pure quoique légèrement fougueuse, Wilkie Collins nous montre la part d’ombre que recèle toute âme humaine.

Pour conclure

Wilkie Collins est un Maître magicien. Il fait défiler les pages, emporte le lecteur d’un bout à l’autre des possibles, fait disparaître ses descriptions grâce à l’intensité de son récit. Je suis d’ailleurs toujours étonnée quand un lecteur me dit avoir trouvé les descriptions trop longues tant je ne me suis même pas aperçue qu’il y en avait.

Il parvient en outre à mettre de l’optimisme et de l’espoir dans un roman noir.

S’il abuse parfois du hasard, le style, la narration, les personnage et l’intrigue, tout est admirablement travaillé. Ce qui ne l’empêche pas, au contraire, de convoquer sans arrêt l’imagination du lecteur pour le tenir en haleine. Et intégrer littéralement le lecteur à la création du récit.

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Bellefleur – Joyce Carol Oates

Bellefleur

Bellefleur, roman écrit par Joyce Carol Oates en 1981 est un pavé : 971 pages chez Poche.

Bellefleur

Un roman compliqué et intriguant.

Joyce Carol Oates explique souvent que ce roman a été pour elle une expérience compliquée. Difficile. Quand elle en parle on sent le tourment qui l’anime encore. Il l’a littéralement possédée. Et elle n’hésite pas à le qualifier elle-même de « monstre ».

On ne peut que la croire à la lecture de Bellefleur.

L’histoire

Je ne me risquerai pas à tenter de vous résumer cette saga familiale. La seule chose qui puisse être dite de l’intrigue, c’est que nous suivons, de manière décousue les nombreux membres de la famille Bellefleur au rythme de ses pérégrinations actuelles et passées.

À la lecture du roman on sent que le passé familial hante toujours la famille et, d’une manière inconsciente, dicte encore ses comportements.

Trop nombreux ou pas assez profonds, les personnages ne me semblent pas suffisamment attachants.

Le roman aborde une série de thèmes intéressants, à l’image du roman : foisonnants. La société, le matérialisme, la religion, les influences familiales, …

Une forme chaotique

Le style ainsi que la narration sont assez compliqués. Ils ont tous deux un côté labyrinthique peut-être poussé un peu trop loin.

La forme narrative

Ce chaos se retrouve d’abord dans la narration. Les époques et les personnages se mélangent et se chevauchent. Si ce procédé dynamise la lecture, malheureusement il est peut-être un peu trop chaotique et le lecteur a parfois du mal à s’y retrouver.

Sans l’arbre généalogique au début du roman, le lecteur ne peut pas s’en sortir. Et, comme certains personnages portent le même nom, il n’est même pas toujours suffisant. Il faut donc parfois lire plusieurs pages d’un chapitre avant de comprendre de qui on parle et à quelle époque on se situe.

Le style

Le style est lui aussi foisonnant et désordonné. Les phrases sont longues, souvent entrecoupées de parenthèses. Par conséquent, le lecteur est trop souvent obligé de reprendre le début de la phrase pour pouvoir y rattacher le verbe et le complément qui viennent en bas de page.

Cette forme désordonnée exige un peu de patience de la part du lecteur. Il faut le savoir avant d’en commencer la lecture.

Un tour de force malgré tout

Malgré tout, Bellefleur crée une atmosphère inquiétante. Peut-être une des plus particulière qu’il m’ait été donné de lire.

Surtout au début du roman, certaines images et certains personnages semblent littéralement s’incruster dans le cerveau. Accompagnent le lecteur au-delà de sa lecture. Elles imprègnent littéralement l’imaginaire du lecteur. Et ce, d’une manière qui m’a semblé assez incompréhensible. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de se demander si une épuration de la forme, qui aurait rendu la lecture plus agréable ou plus facile, n’aurait pas déforcé ces impressions fortes que produit le roman.

Quoi qu’il en soit, les sensations que crée cette atmosphère excusent amplement la forme tourmentée du roman.

Selon moi, c’est le plus grand tour de force de Bellefleur.

Une intrigue un peu bâclée

Malgré cela, et probablement grâce à cette atmosphère, les pages se tournent assez facilement.

Malheureusement, dans l’ensemble, j’ai trouvé l’histoire décevante. Parce qu’elle ne parvient pas à se maintenir sur ce fil tendu, à la frontière du surnaturel. Bellefleur finit par verser dans le fantastique, ce qui me semble déforcer le roman. D’abord parce qu’il perd en crédibilité, ensuite parce qu’il a tendance à anéantir le mystère. Il réduit ainsi la part de co-création du lecteur puisqu’il réduit la place laissée à son propre imaginaire dans la création du récit et l’interprétation du mystère.

Pour conclure

Bellefleur est un roman intriguant à l’atmosphère incontestablement gothique.

Sa forme chaotique participe probablement à la réussite de cette atmosphère inquiétante qui ne quitte plus le lecteur. Calculé ou pas, et quelles que soient les difficultés de lecture que ce chaos engendre, c’est un vrai tour de force.

On est d’autant plus déçu que l’histoire ne parvienne pas au même résultat. En dépassant le mystère par des phénomènes ouvertement surnaturels, le fond ne parvient pas à se hisser à la hauteur de la forme. Pire, au fur et à mesure que le lecteur avance dans le roman, le surnaturel a tendance à déforcer tout l’inquiétude que la forme avait réussi à créer.

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Villette – Charlotte Brontë

Villette, publié en 1853, est moins connu que Jane Eyre. Chose étrange s’il en est, tant ce roman me semble sinon le surpasser, à tout le moins l’égaler.

En ce qui me concerne, j’ai largement préféré Villette à Jane Eyre.

Le roman est assez long (710 pages chez Archipoche). Cependant, si vous aimez ce genre d’histoire, nul doute que vous le trouviez trop court.

L’histoire

Villette est le nom d’un village francophone généralement assimilé à Bruxelles, où Lucy Snowe échoue après quelques pérégrinations familiales.

Lucy Snowe est une jeune anglaise qui ne parle pas un mot de français et qui parvient à se faire engager dans un pensionnat de jeunes filles.

Protestante dans une ville papiste, isolée au milieu de gens avec lesquels elle ne partage ni la langue, ni les mœurs, ni la foi, elle se sent incomprise. Ne trouve pas sa place.

Lucy Snowe nous raconte son histoire comme elle le ferait à son journal, nous confiant ses états d’âme dans tout ce qu’ils peuvent avoir de plus torturé et de contradictoire.

Certes, il ne s’agit pas d’un roman d’aventure. Villette est plus un roman psychologique. L’aventure de Villette est celle d’une âme humaine.

Mais qu’est-ce qui, dans la vie ordinaire de Lucy Snowe, peut bien la tourmenter? Ce qui nous tourmente tous. L’amour, nos relations sociales, notre rapport au monde et à la vie.

Il ne s’agit pas pour autant d’un roman contemplatif, même si Lucy Snowe expose par moments des scènes de sa vie comme si elle en était elle-même absente.

Un retrait qui contraste d’ailleurs avec la violence et l’importance que prennent à certains moments ses états d’âme contradictoires. Contraste qui rend le roman extrêmement vivant et qui, peut-être participe à la facilité avec laquelle les pages se tournent.

Romantisme Anglais

On retrouve dans Villette toutes les caractéristiques du romantisme anglais, notamment par l’attention portée aux sens :

« La vie reste toujours la vie, quelles qu’en soient les angoisses et nous sommes toujours en possession de nos yeux et de nos oreilles, la perspective de ce qui nous plaît et le son de ce qui nous console fussent-ils abolis »

Villette – Charlotte Brontë

La morosité du pensionnat et les états d’âme tourmentés de Lucy Snowe créent en effet une atmosphère sombre sans toutefois être sinistre. À la fois passionnée et paisible. Cette atmosphère pourrait être décrite avec les mots mêmes du roman : « une demi-obscurité » qui fait « l’effet d’une caresse pleine de pitié« .

Enfin, quoique le lecteur n’ait que le point de vue de Lucy Snowe pour aborder son histoire, Villette ne prétend à aucune vérité.

Non seulement le roman assume qu’il n’expose qu’un seul point de vue, mais les états d’âme contradictoires de Lucy Snowe renforce également cette idée qu’il n’y a pas de vérité. Qu’il n’y a que la vie telle que nous la ressentons. Et la nécessité pour Lucy Snowe, comme pour chacun d’entre nous, de créer son propre rapport au monde.

Les personnages

Les personnages de Villette sont profonds, crédibles et attachants.

Mais la force des personnages de Villette va plus loin. Villette ne se limite pas à nous présenter une palette de personnages bien construits. Le roman parvient à changer progressivement le regard du lecteur sur ces personnages.

Si les personnages, comme dans tout bon récit, évoluent au fil de l’histoire, une part importante de ces évolutions se situent surtout non seulement dans le regard de Lucy Snowe, mais également dans celui du lecteur.

Le lecteur se surprend ainsi à aimer des personnages qu’il n’appréciait pas particulièrement au début du roman.

Charlotte Brontë parvient à nous rendre aimables des personnages pour lesquels elle avait commencé par éveiller chez le lecteur un brin d’antipathie.

Un individu qui, au début de l’histoire, nous paraissait déplaisant, colérique ou rigide se transforme progressivement en comparse aimable et chaleureux (et vice versa). Et cette évolution n’est pas une transformation du personnage lui-même, mais bien un élargissement de la connaissance du personnage. La découverte progressive de sa complexité.

En cela, Villette nous montre comment notre regard sur les gens peut se modifier et surtout que l’impression qu’ils nous font est avant tout une création personnelle qui n’a peut-être que très peu de choses à voir avec ce qu’est véritablement la personne que nous enfermons dans nos impressions.

Une belle remise en question de sa propre subjectivité donc que le texte du roman ne contredit pas :

« Combien de caractères différents et contradictoires ne nous attribue-t-on pas, selon que nous jugent les uns et les autres. »

Villette – Charlotte Brontë

Cyclothymie

Lucy Snow est indépendante, passionnée, exigeante, intelligente. À l’image des sœurs Brontë telles qu’on se les représente aujourd’hui.

Villette

Ambiguë aussi. Tantôt rigide, tantôt sensible. À la fois discrète, presqu’effacée et en même temps orgueilleuse. Cette ambiguïté la rend particulièrement attachante.

D’aucuns diront que cette ambiguïté cache peut-être, derrière une apparence effacée et calme ce qu’on appellerait aujourd’hui un trouble cyclothymique. Trouble que l’on a tendance à attribuer à Charlotte Brontë elle-même. Tantôt résignée, désespérée, tantôt révoltée et plaine d’espoir.

Si la cyclothymie est considérée comme un trouble psychologique, qui n’a toutefois jamais alterné entre joie et tristesse ? La vie elle-même n’est-elle pas constituée d’alternance de plaisirs et de souffrances ?

Est-ce Lucy Snowe et Charlotte Brontë qui présentent un trouble cyclothymique ? Ne serait-ce pas plutôt un trouble inhérent à la vie elle-même ? Car en effet, comment pourrait-on connaitre la joie sans avoir connu la tristesse ? La cyclothymie que l’on catégorise aujourd’hui comme trouble mental n’est-elle pas l’expression même de la vie ?

Vous me direz que tout est question de degré. Et vous aurez probablement raison.

D’autant que je suis mal placée pour me permettre une telle considération puisque cette vision cyclothymique de la vie est probablement liée à mes propres troubles. Je n’ai toutefois aucun moyen de le savoir.

Quoi qu’il en soit, il me semble qu’aucun lecteur ne pourra pénétrer les états d’âme de Lucy Snowe sans entendre l’écho de ses propres tourments.