Le vitrail en flammes – Alex Pasquier

14,00

Dom Marvillac est entré dans les ordres voilà sept ans. Alors qu’il coule des jours de méditation paisible, il est cité à comparaître en justice comme témoin : le cadavre d’un homme, Risban, avec lequel il était en villégiature peu avant de devenir moine est retrouvé dans une crevasse des Alpes. Il porte des traces de strangulation et la justice est encline à penser que le coupable est un autre ami de Dom Maxence, Fortier, jaloux des assiduités de Risban auprès de sa femme.

Cette assignation pour Dom Maxence est l’occasion d’affronter ce passé que peut-être inconsciemment il tentait de fuir au convent d’Aubermont.

Un livre qualifié par J.-H. Rosny Aîné de vie haute et originale, dans la première partie, passionné, plus en surface dans la seconde, mais violent à la fin et pathétique.
En effet, Alex Pasquier crée une ambiance qui évolue subtilement pour nous conduire à l’horreur. Nous montrer les dessous du vernis lorsqu’il craque.


Auteur : Alex Pasquier
Parution : 2021
Première édition : 1930 (Editions de La Gaule)
Genre : Roman
Préface : Frédéric Vinclair
Illustration de couverture : toile de Léon Spilliaert (1904)
Format : Papier 20X13cm
Nombre de pages : 166
ISBN : 978-2-931048-51-1

Catégorie :

I.

Aux vents, aux vallées, aux prairies qui s’inclinent, aux sapinières agenouillées dans l’aurore – cloches ! – jetez l’or d’un nouveau jour ! Captives éplorées des tours, robustes bienfaitrices, cloches brunes et cloches blondes, bercez sur votre gros cœur le hameau revêche ; enfermez tout l’horizon dans votre amour, cloches d’Aubemont ! Et doucement, avec une douceur profonde, cloches, balancez le monde !

D’argent noir dans le ciel rouge montent les tours du monastère ; de précision dans les flots des collines, de ferveur dans l’indifférence des solitudes. Il n’importe que le matin, au cœur vif de ce printemps, brille sur l’universel sommeil comme une lampe inutile : l’abbaye veille. Au creux de cette muraille, haute comme un rocher, murmure la suave source de prière.

Intérieur d’église. Pénombre de velours. Partout le rouge chaud voulu par l’Ecole de Saint­-Luc : caverne creusée dans le cœur infini de Jésus. Partout le pieux travail d’une décoration méticuleuse : la pensée est ici enfermée dans l’application de mille devoirs d’élèves. Près du narthex, statue assise sur un socle de marbre, saint Benoît regarde de ses yeux vides ramper les siècles.

Dans un luxe dur de chêne ciré, les moines élèvent d’un même mouvement leur chant simple, qui lutte d’austérité avec l’aurore solennelle. Après l’Invitatoire, vigilante reprise de l’oraison, les trois Nocturnes. Reflux de graves consolations qui vient battre les thèmes immuables du psaume, adoucit leur plainte obstinée. Comme on aspire à pleine âme cette grandeur implacable ! Plus rien n’existe de futile : un monde sans faiblesse est créé sous le déroulement de la musique plane. Tristesse farouche, moulures parallèles de la monodie, supplications homologues, et parfois des envolées d’espoir, dans un transport plus mélodieux, parfois des pauses pendant lesquelles tous les moines, courbés, égaux sous les plis noirs de leurs coules, adorent.

Seigneurs humbles et forts de ce château harmonieux, ils prient, leurs regards à tous allant ensemble du bréviaire aux croisées d’ogives. Ils ne se sont salués d’aucune parole. A peine se connaissent-ils, malgré leur vie commune et la déférente amitié qui les unit. Chacun apporta ici son passé, son univers, et ces univers voisinent sans se toucher. Dom Louis de Romée et sa distinction un peu frêle, dom Robert Etienne à la carrure de paysan, dom François Rancier à la douceur fatiguée, dom Maxence Marvillac au front secret, et vingt autres, et dom Norbert de Manteuilles, l’Abbé, face blanche et cheveux gris, le gardien, le Père.

Peu à peu, là-bas, dans la grande nef vide, l’ombre descend et fond. Le chœur s’éclaire. Lenteur saisissante de cette progression ! Un travail anime le large vitrail où palpite une faible ébullition de couleurs. Des remous de lumière bougent. Des bleus luisarnent, des jaunes pétillent, des rouges surgissent. Une flamme s’exhale de proche en proche, hésite, insiste et se déploie en une insoutenable splendeur. Soudain, un rayon percute le coin du dessin ardent et tombe oblique, éraflant l’une des chaînes de la lampe sacrée. Un ravissement irisé rejaillit autour du psaume qui se courbe avec une majesté plus généreuse.

Un jour nouveau. Non, ils ne savent pas ce que c’est qu’un jour, ceux-là qui, dans le monde, ne suivent pas son cours profond de Matines à Tierce, de Tierce à Sexte, de Sexte à None, de None à Complies. Ils ignorent le sens mystique des heures, la confidence insaisissable du temps, et comment les minutes se tressent à la monodie liturgique, et pourquoi la prière se déroule de l’avenir dans le présent en s’imprégnant de sensibilité, puis du présent au passé où elle s’affaisse, lourde d’amour consumé…

Prostration… Dom Norbert lit quelques versets de l’Evangile. La petite heure de Prime s’enveloppe dans les volutes d’autres psalmodies, puis les messes individuelles emplissent la nef de sonneries et de rumeurs. Et un à un, les Pères se retirent par la porte du cloître gothique, tandis que grandit dans une paix rayonnante l’allégresse multicolore de l’église.

 

II.

L’un d’eux.

Dom Maxence Marvillac. L’un de ces univers, un de ces centres de cercles infinis où prière et amour s’épanouissent pour toucher partout l’absolu. Trente-cinq ans : front haut plein de noblesse, regard qu’éteint une volonté forte, pâleur, assurance et calme.

Dom Maxence a regagné sa cellule. Il ouvre la fenêtre ogivale sur la vallée que domine l’abbaye. La nuit vaincue par le glaive du soleil y laisse traîner sa chevelure, d’où monte cet âcre parfum. La nature paresseuse s’étire et frissonne. Quelle douceur que celle de ce matin ! Dom Maxence respire profondément et reste pensif…

Ses yeux parcourent l’éternel et simple paysage, les routes, la rivière zélée, quelques maisons d’un village reculé, le bosquet qui distille encore du mystère nocturne. En se penchant un peu, il découvre les deux flèches du monastère, déjà toutes légères de clarté. Leur placide orgueil règne sur cette région agricole qu’entourent des hauteurs boisées.

Et le regard du moine s’arrête avec insistance sur ces hauteurs. Benedictus montes amabat, Benoît aimait les montagnes ; il se rappelle en souriant cette phrase qu’on dirait extraite d’un thème de sixième et qu’il avait entendue lors de sa première visite à Aubemont. Sept années, déjà, depuis lors. Les montagnes ! Souvenirs : désemparé, il apportait à l’abbaye son cœur brisé aux duretés d’une épreuve trop forte ; c’est dom François qui l’avait accueilli, le Père hôtelier, ce vieillard si bon avec qui il vit maintenant ; après une première visite à l’église – il faut d’abord saluer le Maître de la maison – dom François lui avait montré le cloître, la bibliothèque, les dépendances ; et sa douleur s’était allégée dans l’ombre de ces murs, dans l’ordre de ces jardins, tandis que son guide lui expliquait le pays, les chemins, et pourquoi les abbayes bénédictines étaient toujours bâties en pays de montagnes : Benedictas montes amabat

Cloches ! Leur tumulte se déchaîne encore : obsédantes, à coups innombrables, elles cloueront toute cette journée, comme tant d’autres, à la roue lente du temps. Cloches ! Leurs trésors se brisent au plus haut des cieux en millions d’aumônes et il n’est chaumière, âme ou fleurette qui n’en soit comblée. Car c’est l’Angelus diaphane qui danse dans l’air, après quoi, posément, mezzo-forte, sept heures sonnent.

Sept heures. Assez de rêverie. Dom Maxence quitte la fenêtre. Finies, les images à fleur de l’eau, la joie cursive des réminiscences. Rudesse. Il reprend sa vie en bois blanc. Toutes les serrures de son calme bien verrouillées, il revient aux angles droits de sa cellule. Le silence est haut comme un édifice. La table : le feuillet vierge comme l’avenir. Reprendre, pierre à pierre, le long travail d’érudition sur les formes musicales au Moyen Âge : chaque moine choisit, selon ses goûts, la tâche dont les portiques et les dômes abriteront, des années durant, la démarche de son esprit.

Le front s’est penché. L’étude est reprise, dans la paix fraîche qui entre par la fenêtre ouverte. Mais quelques coups à la porte : c’est frère Timothée, une enveloppe à la main.

Mouvement de surprise du Révérend Père. Ces fratres barbati, au dévouement si doux et si entêté, on ne les voit guère à cette heure matinale dans les couloirs de l’étage. Rapidement, dom Maxence ouvre le pli que lui remet le Frère, qui s’incline sans un mot et disparaît.

 

PAX

Dom Maxence Marvillac est convoqué après la Messe conventuelle pour une communication urgente,

Dom NORBERT.

 

D’un bond son étonnement va jusqu’à l’angoisse. Ce billet, qui serait bien insignifiant dans le siècle, ébranle comme un tocsin l’existence du moine. Pour la première fois depuis sept ans, pour la première fois depuis tant et tant de jours, voici un jour marqué d’un événement. Cet événement doit être grave. La tranquillité de dom Maxence s’est écroulée à la violence de la secousse ; tout son horizon change d’aspect et voilà que ce tremblement d’âme va faire surgir, des bas-fonds de sa conscience, une lave qui brûlera tout : le passé.