Le Beaucaron – Nelly Kristink

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Le Beaucaron est le village où vit Noël, abandonné par ses parents, mais recueilli, aimé et chéri par des gens qui, quoique n’étant pas de son sang, le considère comme tel.

Noël, insatisfait, veut retrouver cette mère qu’on dit morte, noyée dans un étang. Il veut comprendre ce qui s’est passé. Est-elle bien morte ? Et si elle avait pris un autre chemin, ce chemin pourrait-il encore croiser celui de son fils ? Et si, au lieu d’appartenir à nos parents ou à nos enfants, nous appartenions avant tout à une terre ? Noël, quoiqu’il en pense, appartient au Beaucaron, malgré sa mère…

Le Carnet et les Instants


Autrice : Nelly Kristink
Parution : 2019
Première édition : 1949
Genre : Roman
Format : Papier 20X13cm / ebook
Nombre de pages : 242
ISBN : 978-2-931048-10-8

I

Le paysage changea brusquement d’aspect lorsque Noël Fourcade fut parvenu en haut de la côte. Le moutonnement des collines, les combes verdoyantes et les chemins de schiste rouge, toutes ces lignes infléchies et douces du côté de Villy se contractaient soudain en une masse roide, bombée vers le ciel comme le poitrail d’un vieux lutteur — un plateau immense, tout d’une pièce jusqu’à l’horizon qu’il coupait de la brosse de ses sapinières.

Un instant, Noël se sentit dépaysé et il arrêta son élan ; ses pieds quittèrent les pédales de sa bicyclette et frôlèrent le sol. Il empoigna son guidon par le milieu et d’une main tâta son pneu que la route caillouteuse avait mordu en plus d’un endroit.

— S’il éclate, tant pis, murmura-t-il, puis il releva la tête et, d’un regard direct, il embrassa l’étendue devant lui.

La route était taillée d’un seul jet dans la toison broussailleuse du plateau, jusqu’à la limite du ciel où elle s’amincissait en une courroie étroite. À ras du sol, le vent soulevait un peu de poussière comme un chien de chasse qui bourre un lapin ; des nuages lourds de pluie fuyaient dans la même direction, vers le haut pays, si bien que le ciel et la route semblaient glisser d’une même poussée par-dessus la lande immobile. Un appel d’oiseau, trois notes brèves et inquiètes, s’éleva d’un bouquet de prunelliers.

Cela doit ressembler aux « Tiennes » des abords de l’Eau Noire, songea Noël, et alors seulement son visage se détendit. Il se remit à pédaler, par à-coups, freinant parfois du pied gauche, car il n’avait nul besoin de se hâter à présent. Il avait deviné l’approche de son but.

Bientôt, en effet, réapparurent des prairies et, selon la fuite des nuages devant le soleil, elles étaient tantôt d’un vert lustré et clair, tantôt voilées d’ombre ; puis, en bordure d’un champ de seigle, surgit un amas de toits d’ardoises : c’était la ferme des Fawes que les gens d’Erria avaient signalée à Noël. La demeure du propriétaire se devinait à peine derrière un écran d’arbres, mais on voyait émerger des frondaisons une flèche de tourelle. À trois cents mètres, quelque chose brillait d’un éclat vif.

L’étang était là.

Une petite sapinière le séparait de la route. Le jeune homme enjamba le fossé avec sa machine qu’il amena jusqu’au bord d’une anse sablonneuse, couronnée de gravier.

Le vivier n’était pas grand mais parfaitement arrondi, sauf en un endroit où il s’étirait en amande. Sur sa gauche dont elle épousait le bord, une allée d’ombre, étroite, charmante, était formée de deux rangées de sapins qui se rejoignaient à mi-hauteur. À son extrémité, rougeoyait un feu de branches. Un écriteau barrait l’entrée :

Pêche, bains et canotage

strictement interdits.

Noël s’avança. Les aiguilles de sapin qui jonchaient l’allée rendaient la marche silencieuse. Il passa devant un embarcadère minuscule, fait de quelques rondins assemblés, mais il ne s’attarda pas dans l’échancrure de clarté, car il venait d’apercevoir quelqu’un, un peu plus loin. C’était un tout jeune homme, vêtu de velours côtelé bleu, penché sur un seau dans lequel nageaient des poissons.

— Bonjours fit Noël, et, intéressé, il s’assit sur les talons, près de l’autre. Ce sont des tanches ?

Le jeune homme leva la tête.

— Oui… Elles sont belles, n’est-ce pas ?

Leurs ventres clairs brillaient à chaque mouvement ; souriant, le pêcheur les caressait d’une main, puis il choisit les plus petites et, l’une après l’autre, il les lança dans l’étang qui se referma sur elles.

— Menu fretin, dit-il, la cuisinière estimerait encore que cela ne vaut pas la peine de le préparer.

— Bon sang, qu’est-ce qu’une cuisinière peut entendre à la pêche ! s’exclama Noël.

L’autre rit. Il avait une face de carlin bien portant et, malgré ses traits courts, une physionomie ouverte qui plaisait. Ce doit être un chic copain, pensa Noël qui se sentait plein de sympathie. Le velours bleu répondait sans doute à ce sentiment, car du menton il désigna l’écriteau et cligna de l’œil.

— L’interdiction n’est pas pour des types de ton genre, bien entendu. Moi, je rentre, c’est dommage. Si cela t’intéresse, tiens, va voir la bonde, là-bas, nous avons placé la nasse et cela m’étonnerait s’il ne s’y trouvait quelque poisson. Ce matin nous avons fait la connaissance d’un brochet énorme ; il avait un air féroce, mon vieux, comme s’il avait envie de nous assassiner. De frayeur, Riquet l’a laissé échapper…

 

 

Ce disant, le jeune homme se mit à ranger ses engins de pêche avec regret.

— Riquet, on rentre définitivement ! cria-t-il vers le fond de l’allée.

On y voyait un garçon piétiner les derniers brandons d’un feu.

— Hein, Riquet, dit le grand avec bonne humeur, je racontais justement que ce patriarche de brochet voulait t’avaler tout cru… Ce n’est rien, nous l’aurons de toute façon.

Riquet rougit, et ne salua pas Noël. Le grand prit ses engins et se tourna une fois encore vers lui pour lui lancer d’une voix cordiale :

— À ton aise, mon cher — du geste il désignait l’étang et ses rives — le propriétaire, c’est moi.

Ils s’en allèrent ; le timide Riquet fermait la marche avec précaution pour ne pas perdre une goutte d’eau du seau rempli de tanches.

Le silence, alors, retomba sur l’étang d’Erria et sur Noël Fourcade. Celui-ci avait toujours réfléchi à ce pèlerinage, les nuits où il songeait aux événements qui avaient marqué son enfance, comme à une chose difficile à accomplir parce qu’on sait qu’elle blessera le cœur au vif, et c’est pourquoi il l’avait remis de mois en mois. Et maintenant il s’étonnait d’éprouver si peu d’émotion, il se sentait calme, bien plus calme qu’en ces insomnies pendant lesquelles il s’acharnait sur une ombre et s’enfiévrait d’images qui le montraient près d’une pièce d’eau, retenant sa respiration, immobile à guetter un murmure, un reflet, quelque chose enfin qui pût lui rendre un soufie de sa mère.

Était-ce la présence inattendue des deux jeunes gens qui l’avait dérouté et distrait ? Il devait faire un effort pour détourner sa pensée de la bonde, du brochet de Riquet et du « chic copain » en velours bleu, qui, en souriant, lançait de petites tanches à l’eau. Mais aussi… il avait cru trouver là-haut, dans ce pays autre, un endroit solitaire, d’une séduction dangereuse, jalousement fermé sur ses mystères, et il n’avait devant lui, à dix pas de la route, qu’un petit étang aimable, avec une allée pour amoureux, un embarcadère d’opérette et un canot rayé rouge et blanc comme une tente de baigneurs. Un petit étang lisse comme un miroir, sur lequel le soleil allumait par instant des pointes de feu, et si limpide qu’on voyait son fond de vase couleur d’ambre et sa flore étrange qu’effleuraient en jouant de ravissants poissons de vif-argent.

Et c’était là, selon les gens du pays, que sa mère, la belle Thérèse, avait trouvé la mort, dix-huit ans auparavant. On n’avait pas découvert le corps, mais, accrochée à une branche, flottante et pâle comme un nénuphar, la « gâmette » blanche, la coiffe dont elle se parait volontiers.

Noël s’assit sur une racine d’arbre. Il lui apparaissait tout à coup combien il avait nourri son imagination de cette image depuis qu’il était en âge de comprendre certaines choses ; il l’avait portée en lui, épanouie dans son cœur comme une fleur secrète et, pendant ses années d’internat au collège de Saint-Roch, elle avait été son bien et son mal, son amour et sa peine, sa faim et sa soif.

Elle était le lien fragile qui conduisait à une jeune femme, sa mère, une jeune femme blonde comme lui, un peu triste, qui venait d’assez loin, du côté du lac de Virelles et qui était partie un jour, laissant à son petit garçon sa beauté et peut-être aussi ce cœur ardent et libre qui battait dans la poitrine de Noël…

Le vent était tombé. Attentif soudain, le jeune homme percevait l’immobilité de l’espace, mais au même instant un souffle passa. C’était comme un appel d’air venu de la rive opposée, là où des épilobes en fleurs exhalaient une vapeur violine, de plus loin encore, de par-delà la limite du ciel, et il glissait sur l’étang, tel le soupir d’un enfant qui s’endort au creux de son bras. Le miroir d’eau frémit imperceptiblement et le chant d’oiseau, ces trois notes brèves et inquiètes que Noël avait déjà entendues, s’éleva de nouveau.

Le jeune homme crispa les mains sous le menton et serra les dents ; il sentait que son calme et sa lucidité l’abandonnaient tandis que l’angoisse sourdait dans sa poitrine. Un moment, il tenta de se raidir, puis il se laissa aller à sa détresse et, couché au pied d’un sapin, parmi les dures racines rouges, il sanglota désespérément.

 

 

Il avait tellement envie d’elle, de sa maman, tellement envie de poser la tête sur ses genoux et d’entendre sa voix l’appeler comme autrefois ! Tous les regrets de son enfance se pressaient autour de lui, s’amplifiaient, l’écrasaient là, sur les aiguilles de pins. Un souvenir le traversa soudain comme un rais de lumière : un jour il était tombé devant la maison et la pointe de sa toupie avait pénétré dans sa paume, le blessant légèrement ; tout en larmes, il avait couru vers sa mère. Il se rappelait si bien comment elle lui avait pris la main et de loin, pour que le froid de son haleine le soulageât, elle avait soufflé longuement sur la blessure. Et pour l’encourager elle l’appelait son petit Jésus en lui essuyant les joues avec son tablier.

Noël s’attendrissait sur ce souvenir. Il avait quatre ans alors, c’était un miracle vraiment qu’il eût gardé quelques images de sa mère. Ce temps-là lui paraissait si incroyablement loin ! II avait vingt-deux ans aujourd’hui et l’adolescence est si longue à vivre aux cœurs impatients…

Pourquoi, ah ! pourquoi sa mère l’avait-elle abandonné ?

Comme chaque fois qu’il s’était posé cette question, il sentit une irritation gronder en lui contre son père, ce Jean Fourcade qui, le premier, avait pris la route. Lui seul était responsable de tous les malheurs. Si jamais la vie les mettait en présence, il aurait des comptes à rendre à son fils !

Une odeur d’humus et de marée montait du sol, elle étourdissait comme un breuvage. Noël se leva d’un coup de reins et, surpris, regarda l’étang. Les reflets s’y étaient effacés, car il commençait à pleuvoir ; des gouttes d’eau dansaient sur la surface dépolie du miroir et d’un bout à l’autre de l’horizon, le ciel était tendu de gris. Par bouffées, le vent envoyait un parfum fade — il devait y avoir des reines des prés, non loin de là. Le cri d’un râle d’eau partit des ajoncs, de la rive opposée, là où vibrait tantôt, au soleil, la tâche des épilobes que l’averse brouillait à présent.

Fourcade s’adossa alors contre le tronc d’un sapin, en attendant une éclaircie. Il avait hâte, à présent, il s’avouait déçu. Qu’avait-il donc espéré de ce pèlerinage ? Un signe ? Ignorait-il donc, à son âge, que la vie n’a pas la complaisance des rêves ? Avec une impatience croissante, il regardait bouillonner l’étang. Pourtant il aimait bien, d’habitude, ces lourdes pluies d’été. Lorsque le vent s’est tu, une attente semble planer entre les arbres, puis c’est l’averse, soudain, droite et drue comme une chute de perles désenfilées ; on jette là la faux, la mailloche ou les cisailles et, de l’aire des granges ouvertes, on regarde boire la terre, aussi avide qu’un enfant au sein. O bénédiction des pluies du plein été qui rendent aux herbes et aux fleurs une seconde et éclatante jeunesse !

Fourcade se leva brusquement, traversa l’allée et vint reprendre sa bicyclette dans la sapinière. Simplement vêtu d’une blouse de coutil, il ne pouvait songer à rentrer à la maison sous cette averse, mais il arrêta aux premières fermes d’Erria et s’approcha d’un hangar dans lequel un homme tressait des claies.

— Bon temps, patron, dit Noël en guise de salut.

L’autre approuva.

— Sûrement, c’est un crâne temps pour les regains — moins bon pour la promenade, hein, jeune homme ? Asseyez-vous là, tenez, et laissez passer ça.

Noël s’assit sur une souche et regarda travailler le fermier. C’était un homme tout en poils et en crins, ce qui lui donnait l’air assez rébarbatif, mais il avait l’accent cordial et paraissait plutôt expansif.

— C’est la femme, expliquait-il. Il lui fallait absolument des claies neuves pour la fête, comme si c’était la saison, pour le jour d’aujourd’hui, de couper les coudriers ! Les femmes, fils, lorsqu’elles ont une idée en tête, je vous assure qu’elles ne l’ont point ailleurs. Retenez-le bien !

Il suça ses moustaches et cligna de l’œil en contemplant un instant la claie dont l’armature se remplissait avec une rapidité surprenante.

C’était un plaisir de voir ces grosses pattes de bucheron tresser les fibres avec adresse. Fourcade saisit la botte de baguettes.

— Je vais vous aider, dit-il.

Gamin encore, il aimait déjà ce travail qui consiste à assouplir les baguettes sur le genou afin de les écorcer, puis de détacher avec précaution, secousse par secousse, brin par brin, en longues bandes flexibles, l’aubier frais et humide, couleur d’amande.

Ce fut au tour du fermier d’admirer l’habileté de Noël.

— Tu as le tour, garçon, fit-il en guise de compliment. D’où es-tu ?

— Moi ? Noël leva la tête et son regard pensif s’attarda, par-delà la route, sur la campagne noyée.Je suis du Beaucaron, dit-il et il sourit. De chez Constant Hallet, l’horloger.

— Ça tombe bien, dit le fermier ; j’ai justement un réveil à réparer. La petite l’a jeté au mitan du plancher, oui-da, a dû lui étrangler la mécanique.

 

 

Il pleuvait toujours ; l’humidité agglutinait la sciure de bois et les brindilles qui jonchaient le sol du hangar. On s’apercevait tout à coup que le soir venait, cendré et frileux. Une voix de femme appela de la maison et le fermier se leva en secouant le sac qui protégeait son pantalon.

— On va boire une tasse et manger un morceau, dit-il et il entraîna Fourcade avec lui.

— Lisa, cria-t-il dès le seuil, voilà un gars du Beaucaron qui est horloger. On lui remettra le réveil. Rien ne presse, femme, on ne va pas laisser partir le jeune homme par ce temps-là et si ça ne change pas, on le logera.

La proposition parut faire un plaisir médiocre à la fermière.

— Le loger, le loger, que tu dis ? répondit-elle en regardant tour à tour son mari et Noël. Celui-ci songea qu’elle était probablement ennuyée de devoir mettre des draps frais dans un lit, peut-être se demandait-elle en son for intérieur s’il était convenable d’offrir le fenil à l’intrus qui lui tombait dans l’huis.

— Vous êtes bien bons, mes gens, merci beaucoup, dit Noël. Si la pluie ne cesse, je dormirai dans le foin, je serai là comme roi. Ça sent si bon, du beau foin bien fané. Et la saison a été fameuse, n’est-ce pas, patron ?

Lisa devint un peu plus aimable, elle ajouta un bol et une assiette sur la table, puis elle apporta les pommes de terre rôties à la poêle.

 

Alors seulement, comme on remuait les chaises, le jeune homme remarqua une toute petite fille qui jouait silencieusement sur l’appui de la fenêtre, entre les pots de fuchsias, avec des allumettes qu’elle plantait dans la terre, autour des fleurs, leurs têtes phosphorées vers le haut comme autant de bourgeons prêts à s’ouvrir.

Colas, le fermier, avait suivi le regard de Fourcade.

— Hein ! est-elle maligne, la petite ! s’exclama-t-il fièrement.

L’enfant était jolie et fraîche comme un cœur de rose, mais ce devait être aussi un amour de petit tyran, car lorsqu’elle vit sa mère découper le pain, elle abandonna ses allumettes et, prenant les tranches une à une, elle les émietta en gloussant de joie.

— Allons, fifille, allons…, grondait le père doucement.

— On les donnera aux poussins, dit Lisa en manière d’excuse et elle continua à couper le pain contre sa poitrine sèche.

Elle avait un front proéminent et jaune au-dessus d’un regard d’eau fuyante et ne devait pas être facile à vivre, mais il était clair que Colas lui pardonnait beaucoup à cause de cette petite.

— Mange, garçon, recommandait celui-ci entre deux bouchées et deux histoires.

La pluie pénétrait par la porte ouverte, à pattes menues, comme font les poulets, à la campagne, dans les cuisines accueillantes, grandes ouvertes dès la première heure du jour.

— Une pluie qui vaut du fumier, remarquait Colas avec satisfaction, les regains en avaient besoin.

Fourcade posa son bol.

— En passant, dit-il, je suis allé voir votre étang, l’étang d’Erria…

Il s’arrêta, surpris par le son de sa propre voix, incertaine…

— À la bonne heure, opinait Colas. C’est un beau petit étang, il n’y en a pas deux comme cela dans tout le pays.

— Profond ?

— Peuh… Enfin, assez pour y noyer une vache.

Les traits fermés, Fourcade s’absorbait dans la contemplation de la toile cirée dont les dessins formaient des damiers alternativement clairs et foncés. On aurait pu y jouer au jeu de dames ou aux échecs. Où se cachait la Reine ? Dans quel retranchement ? « Je vous enlève la belle. Échec et mat. » Noël croyait entendre la voix de son ancien professeur de physique, un joueur d’échecs acharné. Il leva les yeux, ne vit que la bonne tête hirsute du fermier et rassembla son courage.

— J’ai entendu parler d’une femme qui s’y serait noyée, autrefois, une jeune femme qui a habité le Beaucaron. Thérèse, elle s’appelait Thérèse, je crois.

Les mains crispées autour de son bol et le regard concentré, le jeune homme guettait la réaction de son hôte.

— On l’a dit. Bêtises, fit-il ; et il souligna le mot d’un coup de couteau énergique.

— Attention à mon tapis, intervint Lisa. Pourquoi « bêtises » ? On avait vu la femme rôder autour de l’eau, elle était certainement… Lisa toucha son front d’un index significatif.

— Bêtises, répéta Colas en haussant les épaules.

— On l’avait vue, dites-vous ? demanda Noël.

Il sentait battre son cœur à coups sourds et profonds. Allait-il enfin savoir ?

— Bien sûr, on l’avait vue. C’est le Mignon qui par hasard s’est approché, en rentrant de sa tournée. Et puis, qu’est-ce que ça prouve ? Le Mignon m’a tout raconté…

Colas jeta un coup d’œil à sa femme et, comme s’il s’avisait soudain de sa présence, il s’interrompit.

— Bon, je sais ce que je sais. Celle-là ne s’est pas jetée à l’eau, allez. Une belle jeunesse comme ça ! Thérèse, que vous dites, garçon ? Eh bien, j’en mettrais ma main au feu, Thérèse a fait semblant, pour aller ensuite retrouver son amoureux. Faut pas chercher midi à quatorze heures !…

Colas rit bruyamment tandis que le jeune homme en face de lui, qui depuis longtemps déjà ne mangeait ni ne buvait plus, faisait un effort comme s’il voulait avaler quelque chose. Cette chose surprenante qui bouleversait toutes les hypothèses et ouvrait à l’imagination un layon furtif vers on ne sait quel aboutissement.

Le fermier craignit-il d’en avoir trop dit ? Il changea de conversation et se mit à parler de son bétail que le vétérinaire avait « tuberculiné » la semaine précédente. Là-dessus il était intarissable. Lorsqu’il reprit haleine, il se saisit du plat de pommes de terre, mais il était vide.

— Brebis qui bêle perd sa goulée, énonça Lisa, qui berçait sa petite fille au creux de son épaule dure, comme une fleur miraculeusement éclose sur un roc.

Vers neuf heures, la charpie des nuages se déchira et dévoila un peu de ciel verdâtre, très pur ; un quartier de lune émergea des contours floconneux et prit sa course vers le sud. Dans Erria en pente, les ruisseaux apaisés coulaient avec un clapotis argentin, doux à l’oreille. Il faisait bon respirer après la pluie.

Noël se décida à partir. Il reviendrait, cela ne faisait pas de doute. Aujourd’hui, il sentait qu’en présence de sa femme le fermier ne lui dirait rien de plus, mais il reviendrait et alors Colas lui raconterait tout et il le conduirait chez le Mignon…

La nuit était assez claire. Les flaques d’eau, sur la route, brillaient comme des fragments de miroir qui se brisaient sous les roues du cycliste attardé. Le réveille-matin qui avait « la mécanique étranglée » gonflait la poche de sa blouse, juste à la place où battait le cœur. Une bulle chaude s’enflait là, d’instant en instant, et se propageait dans toutes ses veines. Était-il possible qu’ « elle », sa tant chérie, fût vivante, assise quelque part en ce moment, dans une maison, sous la lampe, les bras appuyés sur la table ? Vivante, vivante, avec ses tresses douces, ses lèvres douces, son doux sourire.

Une onde de bonheur parcourait le jeune homme.

Les érables, au bord de la route, s’égouttaient sur son passage, lui glaçaient la nuque et le rappelaient un moment à la réalité. Pouvait-il fonder un espoir sérieux sur les dires du fermier d’Erria ? se demandait-il alors avec inquiétude.

Mais il y a une sorte de magie et de complicité dans les nuits baignées de lune. Sur la colline, une effraie lançait sa plainte et, tout le long de la route, la Magriette, mince serpent d’ombre que trahissait une vapeur blanche, suspendue entre les ramures, berçait la nuit de sa chanson.

Noël Fourcade poursuivit ainsi son rêve éveillé jusqu’au Beaucaron.