Mantoue est trop loin – Madeleine Bourdouxhe

16,00

Mantoue est trop loin enchevêtre deux histoires : celle de la narratrice, une femme moderne, dont nous ignorons d’abord le nom, et celle d’Hilda, qui a vécu il y a plusieurs siècles, à une époque toutefois difficile à situer.

Les deux histoires se répondent. L’une semble être la réalité, l’autre une fiction que la narratrice invente ou dont elle se souvient. Ces deux mondes coexistent. Se rapprochent jusqu’à fusionner.

Certes, cette fusion engendre une certaine confusion. Nous voulons comprendre, mais nous ne pouvons pas comprendre, parce que nous sommes incarnés dans une femme qui est en train de se construire, de se créer.

Le Carnet et les Instants


Autrice : Madeleine Bourdouxhe
Parution : 2019
Première édition : Inédit
Genre : Roman
Format : Papier 20X13cm / ebook
Nombre de pages : 210
ISBN : 978-2-931048-16-0

Alci et moi, nous fermions des enveloppes. Il s’agissait de feuilles de papier découpées en rosaces dont nous rabattions les quatre lobes. Les bords enduits de colle, nous les humections de salive, des heures durant, jusqu’à nous en assécher la gorge, puisqu’il était question de milliers d’enveloppes. Peu à peu elles s’amoncelaient en hauts tas réguliers, bien fermées et parfaitement vides. Ce travail était pernicieux, inutile, et obligatoire. Nous travaillions dans la pièce étroite et surchauffée, où je suis, assise près de la fenêtre fermée, le regard fixé sur les tuiles rouges des toits, je n’ai garde de bouger, il faut attendre, retourner un peu en arrière, à hier ou avant-hier, il faut de la patience. Alci et moi, nous fermions des enveloppes, nos gestes se liquidaient lentement, dans le silence. Parfois du dehors, un bruit de foule montait jusqu’à nous. Je descendais alors, emportant la clé de la chambre afin qu’Alci ne pût sortir. Dans la rue, j’écoutais les voix publiques ; en restant ainsi à les entendre, je les captais toutes, j’en faisais un étau d’angoisse pour moi seule et aucune n’atteindrait Alci. Je remontais enfin, je retrouvai Alci, la tête trop penchée sur les enveloppes qu’effleuraient ses cheveux clairs en désordre. Il ne faisait rien. Pour que le nombre quotidien d’enveloppes fût atteint, il fallait encore en fermer mille. Nous le faisions, L’heure venue, le garçon levait vers moi son regard :

– À demain, disait Alci.

– À demain, répondais-je.

Dans la rue, heureusement les voix s’étaient tues. Maie c’était pour moi à présent que naissait le danger. Seule dans la chambre, je m’accrochais à tout ce qui me restait d’Alci, J’avais le doigt posé sur ce qui demeurait d’une cigarette qu’Alci avait fumée, lorsque j’ai entendu ce cri grossièrement lancé. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre que c’était mon nom que l’on hurlait ainsi : les vociférations venaient de tout en bas et ma chambre se trouve au plus haut étage. Je suis descendue. J’ai vu l’homme, le maître de l’immeuble, debout au milieu, du couloir qui mène à la porte de sortie, le doigt tendu vers le marbre blanc du sol.

– Là, voyez, dit-il, voyez les pas d’Alci sur les dalles fraîchement lavées.

– Si les traces que laissent les pas d’Alci vous choquent, pourquoi choisissez-vous de faire laver les dalles tout juste avant son passage ?

– L’heure de son départ était depuis longtemps passée, hurla-t-il, son haleine à présent contre mon visage.

– Le moment du départ d’Alci ne dépend pas de votre montre, dis-je.

– J’entends qu’il en dépende dit-il. Vous oubliez que c’est moi qui commande. Vous vous imaginez que vous pouvez faire ce que vous voulez, mais vous avez une sotte imagination. Je vous connais bien, allez, je vous connais bien !

− Parce que nous vivons dans la même maison depuis plusieurs années ? dis-je. Ce n’est pas une raison suffisante.

− Ma parole, vous fignolez, dit-il. Mais tout est bien plus simple : primo, c’est moi qui commande ; secundo, j’exige qu’Alci parte à l’heure fixée.

− Le moment du départ d’Alci ne dépend pas de votre montre, répétai-je.

− Faites-le donc dépendre de la vôtre, le temps est le même pour toutes les montres, dit-il.

Je tendis vers lui mon poignet nu. Il crut à une négligence. Son agitation redoubla. Mon geste lui apparaissait comme une outrecuidance, alors qu’il signifiait un rappel. Je le lui dis, mais ce fut sur le fond de sa colère que lentement s’inscrivirent mes paroles

− Nous l’avons vendue, en ces jours où nous vivions ensemble. Ciel, vous n’étiez guère gérant de l’immeuble à cette époque… Nous manquions souvent d’argent et, à propos de l’objet qui nous occupe, nous avons eu cet enfantillage qui nous fit rire bien des fois par la suite : time is money avons-nous dit, donc il faut vendre la montre. Et nous l’avons vendue.

II me sembla qu’à ce rappel son visage se détendait. Soit que le fait fût véritable, soit que mon souvenir des jours passés influençât ma vision, je le vis reprendre ses anciens traits. Et ma voix s’infléchit, se marqua de tendresse au moment où de tout moi-même, s’échappa son prénom qu’il reçut de ma bouche levée vers lui et un peu tremblante.

Aussitôt un étonnement hostile submergea ses traits.

Et ce fut alors que se passa cette chose qui me bouleversa tout entière et que sans doute je n’oublierai pas. Brusquement son visage est devenu un étrange mélange de faiblesse et de mépris. La peau était gonflée et blanchâtre, molle à vrai dire, comme si le visage se boursouflait d’humeurs internes pour lancer avec plus de souffle et de fétidité ces mots : « Tu reviens de Pontoise ». Alors, ai-je marché à reculons ? cela s’est passé comme si les parois de marbre se rapprochaient pour m’enserrer et je me suis trouvée à l’extrémité obscure du couloir où, très loin au-dessus de moi, l’étroite vitre enchâssée dans le haut des murs lançait horizontalement à toute cette obscurité une clarté cruelle d’échappée. Le couloir resserré s’étirait devant moi, mais s’évasait, se décloisonnait à l’autre extrémité où j’ai aperçu l’homme qui ne me reconnaissait plus continuer ses mimiques de fureur dans une lumière jaune et quotidienne. Brusquement il rentra dans l’appartement qu’il occupait au rez-de-chaussée ; il claqua la porte vitrée derrière lui et je vis flotter légèrement les rideaux flous qui la garnissaient à l’intérieur.

Je me suis avancée dans l’étroitesse et l’obscurité du couloir ; agenouillée au sol, j’ai effacé avec le bord de ma robe la trace des pas d’Alci, préférant leur disparition à d’autres empreintes qui eussent étouffé celles-ci. Je me redressai et, debout devant la porte voilée de mousseline, je regardai dans la pièce. Je voyais les objets que je ne connaissais pas : chaise, vase, tendresse, foulard et, assise dans un fauteuil recouvert d’une housse à volants, la jeune tille rousse, les mains doucement posées à plat sur les genoux. Lui, revenant du fond de la pièce, il s’avança vers le fauteuil qu’il voyait de dos. En simulant un jeu d’enfant, il posa ses mains sur les yeux de la rousse : qui est-ce ? comme pour l’inviter simplement à tenir les yeux fermés (ce qu’elle fit), cependant qu’il lui glissait entre les lèvres une friandise du même ton, en forme de chapeau pointu et que les buissonniers des écoles nomment joliment « cul de bourdon ». Sur son visage à lui, toute trace de fureur avait disparu, ses traits disaient le repos, ils allaient jusqu’à sourire, d’eux-mêmes, en mols abandons charnels. Elle, pendant que le délice fondait derrière ses lèvres non rejointes, elle gardait le visage levé, les yeux fermés. C’est alors que je vis que ses paupières étaient étrangement infléchies, apparemment humées par le vide des orbites.

J’ai remonté quelques marches, je me suis arrêtée sur le palier, je suis entrée dans l’appartement que nous habitions ensemble au temps où nous avions vendu la montre. Il était d’aspect bien délabré. J’avais tout d’abord continué de l’entretenir ; puis j’ai tristement laissé aller les choses, comprenant enfin qu’il s’agissait de la discorde. Par le jeu même de nos caractères, il a gardé la haute main sur ma vie. C’est ainsi qu’il y a eu ce jour où il me signifia que j’avais à repeindre notre porte d’entrée dont la couleur s’était écaillée par endroits. Je m’exécutai. Le travail fini, je me dirigeai vers le haut de l’immeuble, comptant y trouver un moment de repos, lorsque j’entendis son pas dans l’escalier. Penchée sur la rampe, je le vis s’arrêter devant le panneau repeint et vérifier le travail. Au bout de quelques instants, sans doute pris de distraction au moment d’ouvrir la porte, il la poussa de sa main mise à plat, qu’il retira couverte de couleur et dont l’empreinte demeura incrustée en plein vantail. Il parut contrarié, presque honteux, regardant tour à tour sa main poissée et le glacis abimé. Soudain son visage s’illumina, il frotta un pan de sa veste contre la porte, entra dans l’appartement et lança mon nom par deux fois, d’un ton sec. « A-t-on l’idée de repeindre une porte sans crier gare ! » Et, montrant sa main et son vêtement : « Regardez dans quel état je suis à cause de votre mesquin souci de propreté ! »

À vrai dire, je perdis contenance. Je me répandis en pleurs et, au milieu de mes gémissements, je tentai une justification en lui rappelant la demande qu’il m’avait faite la veille ; j’allai jusqu’à en appeler à la bonne foi. C’était une maladresse, c’était ma perte. Rompue à ses méthodes, j’eusse été sauvée. Mais, je le sais, c’est un jeu inexorable de nos caractères, et je suis de ceux qui perdent pied où n’a plus cours le dialogue.

Fatalement mes paroles entrecoupées de pleurs le mirent hors de lui. Il entra dans la chambre, je l’entendis y remuer des objets. Hors de sa vue, je retrouvai peu à peu mon sang-froid ; j’étais calme, et les yeux secs, lorsqu’il reparut, une valise à la main.

Dans cet appartement où s’amoncelle la poussière sur le sol et les meubles, j’ai continué de vivre, presque sans gestes. Parfois, il lui arrivait de m’y retrouver pour l’amour. Ces moments-là étaient bien de ceux qui me demeuraient les plus inexplicables. Bien qu’ils fussent sans espoir, puisqu’ils étaient toujours suivis du même recommencement de discorde, ils étaient indemnes de tous les attributs de cette discorde même, comme si les impostures s’étaient soudain consumées. N’étaient-elles donc que construction de sable, aussi légèrement bâties que vite éparpillées ? Aucune tendresse ne revivait pourtant dans ces moments-là, ni aucun autre signe des temps passés. Purs de l’ornement du geste, purs de toute grâce et de tout bonheur, et sans nouvelle connaissance réciproque de nous deux qui les peuplions, ils ne s’inscrivaient pas sur l’avenir, mais plutôt sur un fond glacé et inéluctable, comme une vérité enfin décelée.

En dehors de ces rares moments où il réapparaissait, je restais donc dans l’appartement sans rien faire. Je ne travaillais pas ou, comme on dit, je ne gagnais pas ma vie. Si bien qu’à l’un de ses retours, il me trouva privée de toute nourriture. Un peu plus tard, il m’apporta un énorme tas de papiers à enveloppes, m’expliquant ce que je devais en faire. Alors commença mon étrange travail qui, paraît-il pouvait rapporter gros. À tel point que l’on m’adjoignit un aide qui sans doute devait, lui aussi, gagner sa vie. C’est ainsi que je connus Alci, mais à peine encore, car très vite ce fut les vacances, qui n’étaient pour moi que congés obligatoires, et un jeune garçon dont la nonchalance déguisait l’entêtement déploya devant moi une carte de l’Europe.

− Allons là, dit-il en posant le doigt sur une ligne brune dont la couleur accentuée indiquait l’emplacement d’une chaine de montagnes.

Là, c’était un désert de roches nues et de cailloux qui surplombait des abîmes. C’est dans ce paysage où je me glissai sans effort que le garçon tenta de me rappeler à la vie. J’étais assise sur un mur bas qui formait parapet ; lui y était étendu, la tête contre ma hanche, et somnolant, semblait-il ; mais étant donné l’étroitesse du mur, le moindre relâchement de son attention l’eût jeté sur le chemin ou l’eût précipité dans le vaste éboulis de pierres blanches qui dévalait jusqu’au lit du torrent. Avec une grâce dangereuse, il leva les bras, m’attira à lui, nous fit rouler enlacés sur la terre du chemin. Nous vécûmes plusieurs jours dans ce désert de pierres, en plein air, ne subsistant que des quelques provisions que contenait notre sac. Nous vivions à même les rocailles du sol, Et mes yeux se rouvrirent sur l’opacité d’un souvenir. Je n’eus d’apaisement que lorsque j’eus retrouvé le silence d’Alci.

Ce qu’il advint de cette histoire avec Alci ? Mais que dire de ce qui n’a pas commencé ? Nous en sommes venus à nous voir en dehors des moments que nécessitait le travail des enveloppes. Les heures s’écoulaient sans que je m’en rendisse compte. Pourtant, nous parlions à peine. Toujours assis à quelque distance l’un de l’autre, dans le silence et dans l’immobilité, nous vivions presque tout le temps de la nuit. Un soir, un tiers était venu se glisser entre nous et les paroles déferlaient devant nos deux silences. Je ne sais pas à quoi songeait Alci. Quant à moi, je regardais la boîte de métal posée sur ma table. Elle contenait des amandes grillées. En plus d’un couvercle ordinaire, elle était munie d’une fermeture hermétique : un disque métallique qu’il fallait arracher selon une ligne plus ou moins indiquée. De ce fait, après l’ouverture, le bord supérieur de la boîte restait garni de coupantes aspérités, et il était recommandé de se servir non en plongeant les doigts dans la boîte mais en versant des amandes dans le creux de la main. Si j’attachais à cela quelque attention, c’était sans doute que je songeais à en prévenir Alci. C’est aussi que toute boîte en métal me rappelait qu’un jour dans son enfance — il me l’avait raconté — Alci s’était blessé en tombant sur une boîte dont le couvercle de fer tranchant était relevé.

Mes regards allaient de l’objet aux mains d’Alci. Et l’autre parlait toujours, il énumérait les causes d’un récent conflit politique, en y ajoutant sans doute quelques-unes de son cru. J’ai tourné la tête vers lui. Puis de nouveau j’ai regardé Alci. Il avait eu le temps de prendre la boîte, d’y fourrer la main, de l’en retirer marquée d’une trainée de sang.

J’interrompis le parleur : « J’ai été distraite », lui dis-je. – « Eh bien reprenons », dit-il, et il recommença son énumération, croyant que ma phrase était une excuse, alors qu’elle était un reproche. Je n’avais pas voulu dire que j’avais été distraite par la blessure d’Alci, mais bien que je gardais rancune au parleur de m’avoir détournée d’Alci.

Quel malentendu ! Mais aussi comment aurait-on pu savoir que la seule chose qui eût encore du prix à mes yeux était la présence d’Alci ? Et, lui-même, s’est-il rendu compte que cette présence m’était une nécessité ? qu’elle était le seul lien qui me rattachât à la vie ? Mais, dans la léthargie où je végétais, ne confondais-je pas souvenir et vie ? Pourtant tout cela devait bien avoir un sens. Pourquoi m’acharnais-je à croire qu’Alci m’aiderait à le découvrir ? Au vrai, m’acharnais-je et croyais-je à quoi que ce fût ? N’y avait-il pas une toute-puissance qui d’une même flamme confondait dans ma pensée des êtres différents ?

Sans nul doute, c’était au cours d’une arrière-saison grise, hier ou avant-hier, ce jour où je songeais ainsi et que la proche venue d’Alci me rendait quelques forces. Il arriva, parla tout d’abord de je ne sais quelles Gloire de Dijon fanées, retrouvées aux pages du saint livre d’une fille. Puis notre silence s’établit, Alci, étendu sur un canapé bas (dormait-il ?), courbait la tête de telle sorte que tous ses traits se dérobaient à ma vue. En cette après-midi d’automne, le ciel s’écarta, un soleil chaud toucha ce garçon pour moi sans visage. Je ne vis plus qu’une chevelure où jouait une flèche de lumière. Tandis que mes regards se rivaient à ces cheveux clairs qui ne m’apparurent pas comme étant ceux d’Alci, un nom, le nom que je ne déployais plus, remonta de ses profondeurs marines et vécut sur ma bouche de tout son éclat.

Je sus que mon souvenir avait réintégré cette partie transparente de l’âme où tout se nomme et s’accepte, je sais qu’il coulera désormais en pourpre vivante, comme la traînée que fit sourdre de la chair d’Alci enfant la courbe tranchante d’un disque de métal.

Et qu’importait dès lors qu’Alci continuât ou non de venir ? Qu’importe à présent s’il ne sauvegarde pas son silence et qu’il m’arrive de le rencontrer aux détours de mes rues, perdu dans la rumeur publique, se penchant vers une tête de fille blonde, noire ou rouge, et lui glissant entre les lèvres une friandise de forme conique, que les écoliers des buissons dénomment « queue de hanneton ».