Nu-tête – Anne François

14,00

Cécile, une danseuse habituée à maîtriser son corps, découvre, dans sa vingt-deuxième année, qu’elle est atteinte de la maladie de Hodgkin.

L’occasion pour elle de s’interroger sur sa vie. Sur la vie. L’amour, la souffrance, la mort, le regard des autres.

Cécile se parle. Se découvre. Et, à l’intersection de ce dialogue, une autre voix se fait entendre. Celle du médecin qui la soigne. Il n’est pas malade, lui. Mais ça ne l’empêche pas de porter ses propres souffrances. Ses propres espérances. Et la voix du médecin fait ainsi étrangement écho à celle de Cécile. Ces deux voix qui avancent sur des chemins parallèles parviendront-elles à se rejoindre ?

Le Carnet et les Instants


Autrice : Anne François
Parution : 2019
Première édition : 1991
Genre : Roman
Format : Papier 20X13cm / ebook
Nombre de pages : 138
ISBN : 978-2-931048-22-1

La première fois, j’avais failli partir, elle était en retard. Mais en touchant son cou, j’ai compris ce qu’elle avait. Depuis, elle m’appartient, corps et âme.

Je l’ouvrirai comme une huître, comme un sexe de parturiente, comme un bouton de pivoine semé sur lui-même.

Je n’ai pas trouvé l’endroit. J’ai cherché longtemps, tout se ressemblait, les murs, les étages, les escaliers, les ascenseurs, les gens. J’en pleurais.

Je l’aime. Ou plutôt non, pas encore. Pas avant de l’avoir arrachée à la mort.

Cécile à portée de main. Je ne te dirai rien.

Je lui ai tout dit, la perte de poids, les larmes, le sommeil, la peur. Je me suis déshabillée. Il a l’air sévère. Il m’a longuement palpé la base du cou. Je suis sortie de son bureau soulagée, j’ai attendu dans la substance incolore, inodore et insipide de cette journée unique au monde.

Je sais que tu reviendras. Tous les jours, pendant des mois. Et que je devrai continuer à travailler, à faire comme si de rien n’était. Tu verras, je te ferai souffrir plus encore, tu trembleras, tu gémiras, tu vomiras.

Que ce sera bon de t’aimer, après. Tu seras telle que je t’ai voulue. Plus tard, beaucoup plus tard.

Il faut qu’il me guérisse. Dans deux semaines, c’est l’audition de Neumeier à Hambourg. Il faut que je sois prise, je suis trop vieille pour perdre un an. C’est maintenant ou jamais, là ou nulle part. J’ai acheté des revitalisants, je prends du cuivre, de l’or et de l’argent sous la langue, j’avale des Effortil, des vitamines C et des comprimés de magnésium. J’ai l’âge limite, le poids idéal, le niveau technique exigé, les cheveux enfin assez longs pour me faire un chignon. Et je veux danser pour Neumeier. Sur Mahler, sur Stravinski.

 

Sainte-Alice, 7 mai

Honoré confrère,

Suite à votre demande, j’ai examiné ce jour votre patiente, Cécile W. Le ganglion de la fourchette sternale fera demain l’objet d’une biopsie en nos locaux. Les résultats vous seront communiqués dès que possible.

Pourriez-vous me faire parvenir le dossier antérieur de la patiente par retour du courrier ?

Pour une observation optimale, nous préférons garder Cécile W. à Sainte-Alice, à notre disposition.

Veuillez agréer, honoré confrère, l’assurance, et cetera.

 

Je me suis acheté deux paires de pointes pour Hambourg, en satin noir. Chères, et encore très raides. Je les ai pliées, arquées et pétries de la main, avant d’y coudre les rubans et de les enfiler.

Et tout d’un coup, molle et sans forces, je me suis couchée à même la moquette. Au réveil, il était quatre heures, j’avais les pieds gonflés à cause des rubans. J’ai téléphoné à Emilio pour dire que je ne ferais pas la barre, il m’a raccroché au nez.

Demain, tu viendras à jeun, en chemise de nuit, et je te coucherai sous les projecteurs de la salle d’opérations.

Je me chargerai du bocal stérile où ton ganglion malade servira de preuve au monde.

Tu auras la permission de te retirer, et moi, celle de m’offrir à ton service.

Les plafonds blancs, les linteaux pistache défilent. La civière est froide, étroite, elle glisse comme une gondole dans les couloirs déserts. Mon sommeil n’a pas vraiment cessé. Je m’explique mal mon euphorie.

La civière m’emmène dans une pièce ronde, surmontée d’une verrière gaufrée. Les chromes scintillent sous les grandes lampes. Vanardois est là, masqué de vert. Il parle à mi-voix avec les autres médecins, je n’entends pas.

L’infirmière m’apprête : elle défait le ruban de ma chemise de nuit, dénude l’épaule, la badigeonne d’éther. D’une pince, elle écarte les cheveux de mon cou, et me couvre d’un drap bleu. Je ne vois plus rien : j’entends, je sens des mouvements dans la pièce. Des doigts gantés me tâtent le creux du cou.

— On peut commencer ?

— Oui.

Le drap est soulevé. Des médecins se penchent, commentent.

Une aiguille acérée brille sous le feu des projecteurs, un rideau bleu découvre mes seins, une pointe de seringue souffle une bulle de lumière puis s’enfonce dans mon cou.

Le drap, sur ma face. Je respire lentement, très lentement.

J’entends la lame du bistouri me fendre la peau, j’entends le froissement aigu des ciseaux, je sens des tiges de métal dans la plaie. J’inspire, mon souffle descend dans les caves secrètes de mon corps, masse des chairs inquiètes, les apaise, repart. J’expire, je deviens toute petite, j’inspire, je grandis. J’expire, je diminue, et la plaie s’éloigne. De respiration en respiration, je déserte ce corps assiégé, je voyage sur les ailes de l’air, je pars et je reviens, j’oscille d’un monde à l’autre en souriant sous mon suaire de toile. Des instruments s’affairent, tirent, coupent, cisaillent. Une éponge s’appuie contre la béance. Les lèvres de la plaie se referment sur un coup sec de l’aiguille qui noue une boucle et s’en va. Près de mon oreille, un fracas cristallin d’objets ponctue les gestes du chirurgien. Sa main de plastique talqué m’effleure la clavicule.

Le voile se lève, un soleil artificiel m’éblouit, je flotte, loin de mon corps de terre, dans les méandres tranquilles de ma respiration.

— Vous pouvez bouger la tête.

Je ramène dans l’axe de la nuque ce crâne lourd comme du plomb. Des mains m’empoignent, me soulèvent jusqu’à la civière roulante. Vanardois s’approche. Il sourit, me serre le poignet.

— C’est bien, tu as été parfaite.

Le brancard me reprend. Couloirs d’aube fraîche, plafonds en enfilade, solitude d’un palier où je demeure.

Elle est trop sûre d’elle. Sûre de ce corps drillé par la danse, sûre de ses muscles et de sa volonté, de sa force niaise. Pendant la biopsie, elle n’a pas bougé. Un vrai fakir. Il faut le faire. Mais elle ne se doute de rien, elle n’est qu’au tout début du voyage. À l’avenir, elle ne se contentera plus de ce genre de victoire facile.

Mais rien ne se fait sans l’accord du temps, et je suis patient.

Cécile, ma danseuse. Combien d’années t’a-t-il fallu pour sculpter ce corps docile, cet esclave de pierre tendre qui défie la mort ? Combien de sueur, combien de crampes et d’ampoules ? Laisse-moi te déconstruire, t’emmener là où il nous sera loisible de nous rencontrer. Je m’approche, à ton insu, et malgré toi.

Je n’ai jamais été malade. Je ne fume pas, je bois peu. Je me targue de ma discipline, qui ne m’est pas contrainte, mais plutôt nécessité. En vacances, l’inaction me déprime, et je marche jusqu’à ce que la fatigue libère ses bienfaits dans mon corps. Aujourd’hui la fatigue n’a plus ce goût de victoire.

J’abandonne. Je m’en remets au docteur Vanardois. Peu importe qui il est, ce qu’il me veut, et comment il y arrivera. Je ferme les yeux, je me laisse faire.

Après des années d’effort, j’arrête mon entraînement. Je ne ferai pas partie des vainqueurs. Je serai une de ces danseuses dont la danse n’a pas voulu, un déchet de l’art, une ratée.