Modeste Autome – Marguerite Baulu

16,00

Modeste Autome est orpheline. Placée au couvent, elle y passe une enfance relativement privilégiée, à l’abri du monde dans un cadre bienveillant.

Malheureusement, elle n’est pas préparée aux réalités qu’il lui faudra affronter dans les Marolles et de nombreuses désillusions morcelleront ses rêves.

Avec une grâce pleine de force elle finira pourtant par concilier cette « vie Marollienne » et sa sensibilité. Un roman touchant par sa franchise, captivant par sa force.

L’avis des lecteurs


Autrice : Marguerite Baulu
Parution : 2019
Première édition : 1911
Genre : Roman
Format : Papier 20X13cm / ebook
Nombre de pages : 250
ISBN : 978-2-931048-18-4

L’ORPHELINAT

Le soleil s’était amusé à luire et à disparaitre tout le long du jour. Mais quand le cortège funèbre passa La Porte d’Étain, où le mari de Modeste Autome fréquenta jadis assidûment en compagnie de Peau d’Or, aventure que Modeste et son mari se sont depuis entendus pour oublier, l’astre capricieux envoya sur le cercueil une charge si aveuglante qu’elle me fit imaginer le maigre corps féminin soudain couvert d’une feuille d’or souple, statuette dévote semblable à celles que l’on voit dans les retables dorés de quelques vieux tailleurs de bois.

Si, comme moi, vous aviez connu cette vieille Modeste à l’extrémité de son âge, vous eussiez souri d’entendre qu’elle était autrefois fraiche comme une fleur au lever du jour.

Ce fut tout d’abord, naturellement, un affreux bébé hurlant, petit jeu d’os et de griffes roulé dans une espèce de crête de coq, un bébé qui prenait à crier un plaisir féroce et dont le cri aigu faisait sauter, la nuit, sa maman en train de rêver que la voisine lui faisait don de sa superbe bassine à confiture ; vite découverte, la maman accourait, par cet hiver qui fut si froid, pieds nus, sur les dalles :

— Oui, oui, ma petite, me voici… dodo, l’enfant do…

Une nuit, la maman ne se réveilla plus.

Tante Marie prit la petite chose bruyante et la bourra de pâtes blanches et crémeuses ; la petite chose grandit, enfla et se tendit dans une fine peau rose.

Alors, on la conduisit à l’orphelinat qui est à deux kilomètres de la petite ville de Malines. Le bébé put se croire transporté tout à coup dans un très grand joujou. L’orphelinat était une maison carrée, avec de belles ouvertures régulières sur lesquelles se fermaient, comme des paupières, de longues persiennes rousses. Tout était en ligne droite, et le jardin qui était devant la maison, encore plus que la maison. Modeste crut qu’on avait sorti de l’arche ces bandes de buis régulières qui limitaient les sentiers et auxquelles tenaient, à intervalles égaux, de petits arbres taillés en boules. Derrière ces bordures, croissaient des plantes bien sages, des fleurs, effigies de prière, n’envoyant au ciel que des parfums tranquilles, des fleurs sans élan, sans volupté, presque sans arome, telles qu’il convient qu’il en soit dans des lieux où toutes les corolles s’adressent aux autels, et les pensées féminines à un Époux aussi lointain que chaste. Demeure coite où, par un invisible échange, tout naturellement, il se fait que les fleurs prennent une sorte de petite vie pieuse et les vies conventines une innocence de fleur.

Habituée à ne trotter que de la cuisine jusqu’au trou des lapins, sans plus, la petite personnalité qu’était Modeste n’en était pas encore venue à considérer avec une sérénité avertie les divers travestissements dont les hommes se plaisent à revêtir leur corps en vue de manifester leurs tendances spirituelles. Quand elle vit se promener, sautillantes et larges, les religieuses, telles que d’amples sonnettes de drap noir sans timbre, les yeux de Modeste s’ouvrirent tout grands, sa bouche aussi, et elle s’assit par terre, l’haleine coupée.

Plus tard, elle découvrit à l’usage que ces dames emmitouflées si pesamment avaient les coups moins abondants que tante Marie, et que pour s’être fourré le doigt dans la bouche, ou avoir marché sur une fleur qui craque, les reproches se faisaient moins tumultueux et moins aigus. Ces dames, décidément, étaient benoîtes et silencieuses, et très douces au commerce. Elles n’ébranlaient pas plus le calme de la religieuse demeure, que les cloches du campanile ; car en vain celles-ci semblaient vouloir monter dans l’espace jusqu’à casser leur armature de fer, et clamaient de leur voix la plus argentine l’heure des oraisons tant vespérales que matinales, leur tapage harmonieux ne parvenait guère à se faire qu’une partie plus vive du silence claustral. Oasis où les conditions de la vie s’amortissaient d’elles-mêmes, où tout se ouatait, se composait, se contenait, et engendrait néanmoins une douce joie mate et profonde !

D’ailleurs, dans la suite, vous auriez eu tort de signifier quelque blâme contre la règle conventuelle, vous vous seriez attiré de Modeste un regard méprisant pour votre incompréhension de ce qu’elle a de fécond et d’inappréciable.

Voyons, il est évident que si cette haute marche qu’il fallait franchir pour entrer au couvent avait été devant le vestibule de tante Marie, Modeste l’eût franchie à sa manière ordinaire : elle eût saisi la pierre avec ses deux mains ; sous l’effort, le petit derrière se serait hissé, puis le genou gauche, ensuite le genou droit aurait atteint la dalle, et Modeste, trébuchant sur son tablier, toute rouge, le ventre en pointe, se serait enfin dressée, indécemment glorieuse.

Ce que c’est que l’effet de ces souriantes dames en draperies noires et de ces murs carrés percés d’un si grand nombre de petits yeux tendus de dentelles, Modeste comprit que la façon habituelle qui mettait en si évidente valeur les chairs les plus incongrues de sa douillette personne, ne s’accordait plus à l’apparence de cette demeure rigide et bien séante. Résolument, elle mit sa main au creux de celle de sœur Bénédicte. Ainsi qu’elle lui vit faire, elle posa son pied sur la dalle, et alors… elle attendit. Sœur Bénédicte avait déjà ses deux pieds en haut que les jambes de Modeste s’écartaient encore en angle droit. Elle poussait, poussait du pied gauche. Le bras de la sœur la soulevait…, elle s’appuya avec tout ce qui lui restait d’énergie… hop là ! … ouf ! … ça y est ! … Modeste ne donnerait pas cette expérience pour tout un paquet de « boules » rouges et vertes.

Ensuite, le long du corridor, elle marcha triomphante sur le jeu de dominos verni comme un tableau, et glissant comme l’étang des canards, en hiver. Mais, au réfectoire, ses héroïques dispositions fléchirent sous l’aspect effrayant où les circonstances inopinées inclinent tout naturellement l’âme des petites filles. Voilà qu’elle était assise entre deux enfants inconnus et qu’il y en avait en face d’elle, à côté d’elle, de droite et de gauche, et en oblique… il y en avait aussi loin qu’en se penchant bien fort, son regard pouvait porter. Modeste n’eût jamais cru qu’il y avait tant d’enfants sur la terre ! Le bon Dieu seul savait ce que recélaient de méchantes intentions, de taloches, de pinçons, de cheveux tirés, toutes ces faces tournées vers elle ! Quelle détresse d’être toute seule entre tant d’enfants !

Et d’avoir ainsi mesuré ce que pouvait contenir de terreur ce mot « toute seule » fut une telle épouvante pour Modeste, que tout à coup l’on vit la petite bouche se tirer en arc de cercle vers le menton, et s’ouvrir jusqu’à la luette… Un cri retentit comme un de ceux que tante Marie entendait depuis le poulailler jusqu’au grenier où elle rangeait ses provisions de bois pour l’hiver.

Sœur Bénédicte prit la petite chose sanglotante sur ses genoux, la berça dans ses bras devenus soudain maternels, puis lui donna des bonbons en l’assurant qu’il y en aurait autant chaque jour.

Toujours l’apaisant au moyen de paroles tendres, elle la conduisit au dortoir. Modeste regardait derrière elle… ces pas, ces chuchotements… est-ce qu’ils allaient aussi venir, eux ? Ciel ! …encore les enfants, tous les enfants ! … Atterrée, elle cacha sa tête, pour ne rien voir et ne rien entendre, dans le sein de sœur Bénédicte, qui en profita pour déboutonner par derrière la petite camisole tiède. Modeste remarqua que les draps ne sentaient point la chandelle comme ceux de tante Marie ; pour la pente moelleuse et pour le parfum, c’était comme si l’on se couchait sur une brassée de foin quand le soleil y a chauffé le fenouil.

La vie, dans la dévote maison, sera-t-elle aussi propice à l’âme que cette couche molle est plaisante aux muscles lassés ? … Les paupières retombèrent sur l’inquiétude enfantine. Et même, lorsque Modeste me raconte sa première nuit à l’orphelinat, elle ne manque jamais d’ajouter que sœur Bénédicte se mit à lui chanter, avec exactement la même voix, exactement la chanson que sa maman chantait pour l’endormir, quand elle était un tout petit bébé. Ce qui me paraît un peu controuvé, mais à propos de quoi je ne mis jamais ouvertement en doute la mémoire de la vieille Modeste, car il ne sied point que nous jetions une suspicion contemptrice sur la parole des vieillards. Sœur Bénédicte raconte judicieusement aux jeunes enfants, dont elle s’évertue à rendre l’âme abondante en fruits de justice, que Mathusalem, qui siège à l’angle droit du trône de Jéhovah, ne peut entendre de jeunes personnes parler ironiquement des véridiques histoires qui tombent, comme sources de grâce, du haut de lèvres chenues, sans remuer avec réprobation son immense tête blanche… et c’est alors, parfois, mes petits, qu’à l’endroit même de l’irrévérence, il tombe sur la terre une neige blanche, blanche, fine, fine….. »

Modeste, les premiers temps, promena dans la demeure spirituelle une petite personne fort étonnée, dont l’intelligence, surchargée de situations nouvelles, ne voyait pas encore très nettement la conduite qu’il y fallait tenir. Puis vint la répétition des mêmes choses qui en élucide si parfaitement le sens. Quand on jugea son âme suffisamment affermie pour supporter la révélation des saints mystères et la magnificence du culte qui les célèbre, elle accompagna la classe moyenne à l’église.

— Regardez droit devant vous, comme saint Joseph sur son autel, avait dit sœur Marie-Ange ; le rang bien net… là…

Et le petit ruisseau noir serpente d’un pas jeune et régulier ; les vingt-quatre petits pieds cliquettent sur le sol ; douze pèlerines noires s’enflent, font sauter douze tresses, blondes ou brunes.

— Maintenant, traversez… attention ! … une automobile ! avancez, Lucie, Irma… non, par ici, revenez…

La moitié du troupeau s’élance en avant, l’autre moitié rétrograde. Juste au milieu, Modeste hésite.

—- Viens vite, traverse… vite ! vite ! crient les traversées.

— Modeste ! Modeste ! revenez, voulez-vous vite revenir ! Doux Jésus ! Modeste ! mon enfant ! Modeste ! …

Obéissant à cette voix éperdue, Modeste, qui est déjà près du trottoir opposé, retraverse, juste à temps pour sentir sur sa joue le vent frais de l’automobile qui passe. — Ouf ! quelle aventure ! … les passants gouailleurs, regardent sœur Marie-Ange qui, à moitié sanglotante, agite ses bras comme une grande chauve-souris noire.

Voici la cathédrale. La porte ouverte, c’est tout à coup l’odeur sublime. Sachez que Modeste est déjà folle de parfums. Mais tandis qu’il faut se pencher très bas vers les fleurs de terre dont le parfum, à petite distance, ne se perçoit plus, et souiller parfois, pour les cueillir, ses pieds et ses mains, ce qui attire les réprimandes de sœur Marthe, ici, on est droite dans l’odeur qui rayonne de tous les côtés, on est debout dans le calice aromatique d’une énorme fleur de lumière. À l’insu des êtres les plus inconscients —- et Dieu sait ce qu’il mit dans le cœur de la petite Modeste de sensibilité, ce don précieux et fatal qu’il ne faut cependant pas éteindre — les églises sont des stations merveilleuses que Jésus victimal inonde de son amour. Quand les sens éblouis d’une petite fille ont la première révélation du beau devant une nef pleine de mystère, au milieu de colonnes d’où ruissellent des flots de grâce, de statues embellies de velours et de joyaux étincelants, par le moyen de lourds parfums, de cantiques adorables, de la tendresse la plus mélodieuse qui soit, de tout un ensemble papillotant et merveilleux, pour le petit cœur roulé dans des ondes de délices, la porte de l’église, facile, molle, feutrée, qui cède à la main enfantine, est tout à coup et sans retour, la porte des cent mille joies ! Rien n’y fait ! Nul avertissement ne peut conjurer le danger de s’accoutumer à l’air de velours des cathédrales, au luxe d’une célébration incomparable et d’un rite sans pareil. Car peut-on deviner, quand on est une petite orpheline pas plus haute que ça, que la tendresse céleste n’est, hélas ! qu’un simple leurre ? Non, on se figure tout bonnement que Dieu s’est plu à créer pour son plaisir et le nôtre, des hommes semblables à Saint-Joseph dont la fabuleuse vertu éclate entre sa branche de lys et la tête bouclée de l’Enfant Jésus, des femmes pures comme la Vierge clémente au manteau magnifique sur toute la terre, et que les anges, le doigt levé, écoutent, pour les exaucer, les aspirations silencieuses qui agitent le fond de notre âme. Et l’on sort de l’orphelinat avec cette idée du monde qui, dans la suite, sera une source sans trêve de déplaisirs ridicules ou de mornes désespoirs.