L’invisible – Jeanne de Tallenay

16,00

Histoire un peu atypique qui rompt avec les histoires, plus courantes à l’époque, d’amours contrariés.

Un homme se réveille un matin, engourdi, il pense s’être endormi sur son travail jusqu’à ce qu’il constate qu’il est décédé.

Une petite voix lui murmure qu’il ne pourra quitter ce monde tant qu’il n’aura assisté aux conséquences de ses actes, ce qu’il va devoir faire en spectateur passif.

Ses erreurs, ses regrets, il ne pourra plus que les constater, sans rien pouvoir y changer. Mais la vie répare parfois nos erreurs….

L’avis des lecteurs

Le Carnet et les Instants


Autrice : Jeanne de Tallenay
Parution : 2019
Première édition : 1892
Genre : Roman
Format : Papier 20X13cm / ebook
Nombre de pages : 280
ISBN : 978-2-931048-06-1

 

 

 

I

Il me semblait avoir éprouvé d’atroces souffrances, suivies d’une prostration complète. Mes forces étaient anéanties, ma volonté indécise, mes impressions confuses et vagues. Je vivais cependant, au moins par la pensée, et j’en avais conscience. Un voile de brume m’enveloppait d’une ombre bleuâtre, et des bruits lointains, presque indéfinissables, parvenaient jusqu’à moi. Je voyais et j’entendais, mais je ne me faisais aucune idée des relations établies entre mes perceptions et mes organes. Mon corps, s’il existait, était engourdi dans la plus étrange insensibilité.

Je ne sais combien de temps je demeurai ainsi, plongé dans la rêverie, atome animé, perdu dans l’espace.

Qu’avais-je été ? Qu’étais-je devenu ? Un changement soudain avait transformé tout mon être, J’en étais convaincu, mais comment s’était-il produit, et que présageait-il ?

Tandis que je méditais ainsi, une scène inattendue attira mon attention.

J’aperçus une chambre assez basse, éclairée par une lampe à globe de verre mat, suspendue au plafond. Deux fauteuils, placés aux angles d’une cheminée de marbre ; quelques chaises à dossier sculpté ; un vaste bureau, chargé de livres et de papiers, en composaient l’ameublement. Dans le mur, faisant face aux fenêtres de cette chambre, s’ouvrait une alcôve, garnie de rideaux de damas bleu.

Cet intérieur m’était familier, et me causa une impression de plaisir. La mémoire me revenait peu à peu, comme au sortir d’un long sommeil. J’étais chez moi, dans ma maison de la rue du Trône, et la nuit devait être avancée, car le plus profond silence régnait partout.

J’aurai veillé plus tard que d’habitude, pensai-je, et je me serai assoupi en lisant.

Encore ahuri de ce qui m’arrivait, j’interrogeais mes souvenirs, lorsqu’une vision effrayante augmenta mes perplexités.

Là, derrière les rideaux de l’alcôve, sur un lit, s’étendait une forme humaine allongée, raidie, immobile, la face découverte. Celle-ci portait un masque de mort, aux yeux vitreux ; à la bouche béante, blanc, froid, exsangue.

Je me sentis frémir de dégoût. Ce cadavre, je le reconnaissais aussi : c’était la chair de ma chair, les os de mes os, moi-même enfin, le foyer moins la flamme, le cerveau moins l’intelligence, l’être moins la vie.

J’étais là, et cependant j’en doutais encore, car cette effigie lugubre, cette apparition nocturne, monstrueuse, gisait inerte, alors que moi j’allais librement, tout entier à mes terribles émotions. Que s’était-il donc passé ? M’étais-je violemment dédoublé, et une nouvelle existence, d’outre-tombe, m’était-elle réservée ?

J’attendais une révélation, et toute certitude m’échappait. Un problème redoutable se présentait à mon esprit et j’étais seul à le résoudre.

Entouré d’ombre, au pied de ce lit de deuil, je réfléchissais, rempli d’épouvante. Je tremblais, pris de vertige, devant un insondable abîme. L’isolement de ma situation en augmentait l’horreur. Un écho lointain, répétant des sons terrestres, m’eût soulagé. Muet, j’avais soif de paroles. L’aspect de cette chambre délaissée était sinistre : il y avait, dans les yeux glauques du mort, la fascination du néant.